N°5 / Varia

La Géorgie …le travail social radical en acte

Anna Rurka

Résumé

Le travail social radical, basé sur les théories critiques, s’oppose à toute forme d’oppression, défend les groupes opprimés et refuse d’accepter les inégalités structurelles comme inévitables. Dans cette perspective, en plus d’être au service des plus vulnérables, l’engagement et les actions des travailleuses et travailleurs sociaux prennent une tournure politique pour ne pas seulement « résoudre les problèmes des usagers » mais avant tout de leur permettre de prendre le pouvoir et le contrôle sur leur propre vie et d’agir pour améliorer leur environnement au niveau micro, méso et macro. Cela conduit nécessairement à la politisation de l’action qui n’est rien d’autre qu’une narration qui attribue le sens à l’existant. La réalité sans interprétation est difficile à expliquer. En interprétant nous établissons un rapport à cette réalité et ce rapport est par principe politisé. Pour que la vision et la narration se matérialisent, une action politique est nécessaire pour apporter les changements souhaités. Les canaux et les niveaux d’une telle action peuvent être variés. Il peut s’agir de plaider, de sensibiliser, de négocier, d’influencer ou tout simplement d’établir des rapports avec les autres y compris avec les instances du pouvoir.

Habituellement, dans cette rubrique nous présentons la traduction d’un article écrit par les auteurs et les autrices ancré.es dans le courant du travail social radical. Dans ce numéro nous n’avons pas suivi pleinement cette logique. L’analyse présentée dans l'article suivant est une compilation des deux articles publiés ensemble et séparément par Shorena Sadzaglishvili, professeure en travail social à Ilya State University et par Katevan Gigineishvili doctorante, ancienne directrice de l’association géorgienne des travailleurs sociaux.

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@  Photo: Guram Muradov/Civil.ge

En Géorgie, la transition de l'homme soviétique vers un nouveau système continue à être un véritable défi. Comme dans d’autres pays d’ex l’URSS, les pseudo « droits » du pays soviétique ont affecté le développement du travail social en tant que profession. Dans le socialisme, les droits de l’individu ont été assujettis aux droits du collectif auquel il / elle appartenait. La collectivisation des droits s’oppose à l’approche du sujet où les droits fondamentaux de la personne lui sont inhérents. L'État providence qui savait mieux ce dont la population avait besoin, par sa posture paternaliste a transformé la majorité des gens, en les rendant inaptes d’assumer la responsabilité de leur propre vie et en les rendant dépendants de l'État.

Les deux autrices soulignent avant tout le rôle macrosocial que le travail social a joué et continue à jouer dans le processus de transition démocratique en Géorgie, dans les régulations des questions essentielles pour la justice sociale et les droits humains.

La rétrospective présentée ci-après permet de comprendre le point de départ du travail social professionnel et la situation politique actuelle qui mobilise la société géorgienne tout entière et ceci depuis plusieurs mois. Ce déplacement permet de réfléchir peut-être différemment à notre propre réalité en France.

La crise actuelle en Géorgie a commencé en 2023, lorsque le parti politique pro russe « Rêve Géorgien » (Georgian Dream), au pouvoir depuis 2012 a soumis pour la première fois le projet de loi obligeant toutes les organisations de la société civile percevant plus de 20% de subventions étrangères de se déclarer comme « agent d’influence étrangère ». Le projet de loi, retiré en 2023, introduit à nouveau en avril 2024, a été adoptée en mai 2024 grâce aux alliances passées au sein du Parlement, malgré des avis négatifs des organisations internationales comme l’Office for Democratic Institutions and Human Rights (OSCE) ou de la Commission de Venise (Conseil de l’Europe) qui soulignent son caractère anticonstitutionnel et contraire aux droits humains protégés par le droit international.

Dans ce pays, la majorité des prestations, actions, services, y compris relevant du travail social sont fournis aux personnes vulnérables par les associations et fondations.  nCes organisations sont  subventionnées par les dons ou appels à projet étrangers, faute de financement public de l'État.

Le prototype d’une telle loi sur le continent européen vient de la Fédération de Russie qui l’applique sur son territoire depuis 2012, la Hongrie l’a suivi quelques années après. La Commission de Venise (2024) a expertisé plusieurs de ces lois dans différents pays, y compris celle en Géorgie et a remarqué beaucoup de similarité avec la loi russe et hongroise. Comme l’ont souligné de nombreux organes experts (Commission de Venise, Conseil d’experts sur le droit en matière d’ONG), les lois s’inspirant de la loi en vigueur en Fédération de Russie est contraire au droit à la liberté d’expression et d’association, protégé par la Convention européenne des droits de l’homme. Les effets observés sur la société civile russes et hongroise annoncent la mort des associations indépendantes en Géorgie. Une fois étiquetées comme agent étranger, elles ne peuvent pas opérer dans l’espace civique, car de nombreuses personnes craignent de coopérer avec les organisations “espionnes”. Bien évidemment, plusieurs sanctions directes ou indirectes impactent aussi les membres de telles associations.

La participation à une fédération internationale ou autre réseau qui dépasse les frontières du pays est un facteur de risque majeur pour l’organisation. La loi géorgienne au nom de la transparence de l’influence étrangère confère au gouvernement des pouvoirs de surveillance étendus, lui donne la possibilité d'imposer des amendes dévastatrices pour de minuscules infractions et autorise l'intrusion dans la vie des citoyen.nes, notamment en ce qui concerne les informations relatives à la santé et à d'autres sujets. L'article 8 de cette loi géorgienne autorise le ministère de la Justice à contrôler la situation des personnes morales « pour identifier une organisation poursuivant les intérêts d'une puissance étrangère ». Les informations qui doivent être fournies au ministère par « toute personne, organisation, entité » comprennent désormais « les données énumérées à l'article 3(b) de la loi de Géorgie sur la protection des données personnelles ». Ce dernier fournit une définition des « catégories spéciales de données [personnelles] », qui, entre autres, peuvent être des données liées à l'origine raciale ou ethnique d'une personne, à ses opinions politiques, à ses croyances religieuses, philosophiques ou autres et à sa « vie sexuelle » (Commission de Venise 2024). De plus, le 17 septembre 2024, le parlement a adopté la loi sur la protection des valeurs familiales et des mineurs, qui introduit des mesures discriminatoires à l'égard de la communauté LGBTI et pourrait limiter la liberté de réunion et d'expression,.

La playliste d’une telle politique employée par les autocrates est toujours la même. Après les restrictions de financements étrangers des associations et de la liberté d’expression s’en suivent les mêmes restrictions imposées aux universités et aux établissements de l’enseignement supérieur. La captation par la politique autocratique des institutions publiques impacte souvent aussi la liberté d’expression des scientifiques et la censure ou autocensure des travaux scientifiques.

Ces restrictions de libertés fondamentales n’étant pas acceptables, la Commission européenne a suspendu le statut de la Géorgie en tant que candidat à l’accession. Cela a révélé la rage de la population qui voit son avenir au sein de l’Europe et de l’UE.

La deuxième vague des manifestations a commencé au moment des élections parlementaires en octobre 2024 et dure jusqu'à aujourd'hui. Les résultats de cette élection ont montré la victoire exclusive du parti politique pro russe « Rêve Géorgien ». Les rapports internationaux d’observation ont relevé des irrégularités, intimidation massive avant et pendant les élections. Les observateurs internationaux ont déclaré « Les rapports faisant état de pressions exercées sur les électeurs, en particulier sur les employés du secteur public, sont restés très répandus au cours de la campagne. Cette situation, associée au suivi intensif des électeurs le jour du scrutin, a suscité des inquiétudes quant à la capacité de certains électeurs à voter sans crainte de représailles ». Depuis, les déclarations des Etats se multiplient en appelant les autorités géorgiennes à écouter la population et organiser de nouvelles élections.  

Etant moi-même à Tbilissi juste avant les élections, j’ai pu noter dans quelle mesure la campagne du partie Rêve Géorgien était basée sur la peur injectée dans l’opinion publique, faisant clairement comprendre aux électeurs que si les parties pro-européennes gagnent les élections, la Géorgie deviendra une deuxième Ukraine, la guerre éclatera. Cette campagne de peur a sûrement eu un impact sur la population qui se souvient encore de la guerre russo-géorgienne de 2008 qui a opposé la Géorgie à sa province séparatiste d'Ossétie du Sud, Abkhazie et à la Russie. Depuis c plus d’un mois, les différentes catégories des professionnels, groupes sociaux manifestent chaque soir, en marchant sur les grandes avenues de plusieurs grandes villes géorgiennes, en réclamant de nouvelles élections. Cela se passe dans un contexte de grande violence et de répression exercée par les forces de l’ordre qui utilisent des moyens disproportionnés face aux manifestants pacifiques. Le Défenseur de droits de la Géorgie a souligné que 80 % des personnes détenues ont fait état de mauvais traitements. Les fonctionnaires qui ont fait part de leurs préoccupations ont été menacés de licenciement et d'autres conséquences. Au total, il y a eu des centaines d'arrestations jusqu’auen décembre 2024, et la répression évolue rapidement. Nombre de ces attaques visent des journalistes et des membres de diverses professions, notamment des acteurs, des médecins et des vétérinaires, des travailleurs sociaux et pas seulement les manifestants de première ligne.

Dans ces moments de répression, mais aussi d’une grande solidarité, nos pensées vont à l’attention de la Géorgie où l'avenir du pays rime avec le courage civique du peuple géorgien et avec le soutien de la communauté internationale apportée à cette mobilisation. 

Bonne lecture !

Anna Rurka

Références bibliographiques

INTERNATIONAL ELECTION OBSERVATION MISSION Georgia – Parliamentary Elections, 26 October 2024  STATEMENT OF PRELIMINARY FINDINGS AND CONCLUSIONS Georgia, Parliamentary Elections, 26 October 2024: Statement of Preliminary Findings and Conclusions | OSCE

ODHIR (mai 2024). “URGENT OPINION ON THE LAW OF GEORGIA “ON TRANSPARENCY OF FOREIGN INFLUENCE” Opinion-Nr.: NGO-GEO/506/2024 [NR]. Commission de Vénice du Conseil de l’Europe « CDL-PI(2024)013-e Georgia - Urgent Opinion on the Law of Georgia on Transparency of Foreign Influence

Public Defender: “Alarming” 80% of Detainees Report Mistreatment, Violence by Police Public Defender: “Alarming” 80% of Detainees Report Mistreatment, Violence by Police – Civil Georgia

Venice Commission (2024). GEORGIA; URGENT OPINION ON THE LAW ON TRANSPARENCY OF FOREIGN INFLUENCE issued on 21 May 2024 pursuant to Article 14a of the Venice Commission’s Revised Rules of Procedure.

 

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