L’année 2024 a pris fin, en laissant derrière une mobilisation dynamique des acteurs face aux problèmes structuraux et circonstanciés auxquels le secteur du travail social fait face depuis de nombreuses années en France (crise d’attractivité des métiers, dysfonctionnements du secteur de la protection de l’enfance, non-accès aux droits dans le champ de l’inclusion sociale…). Il est toutefois à noter que le secteur du travail social n’est pas dissocié du reste du monde et les phénomènes, événements, enjeux vécus à l’échelle globale l’impactent également, au même titre que les autres composantes de la société. L’enquête menée par le Groupe de Travail (GT) « Prospective » du Haut Conseil du Travail Social[1] avec l’aide de Futuribes a montré[2] que paradoxalement les travailleuses et travailleurs sociaux qui ont répondu à l’enquête considèrent les phénomènes sur lesquels ils/elles ont le moins d’impact comme des plus impactant les secteurs de l’intervention sociale. Pour les professionnel.les de première ligne, les technologies numériques et la place des personnes accompagnées dans les dispositifs sont classés parmi les évolutions les plus impactantes à horizon 2040, alors que pour les cadres, ce sont les évolutions géopolitiques et l’évolution de la répartition et de l’articulation des compétences entre acteurs qui arrivent en tête. L’inquiétude des professionnel.les de terrain quant au développement des technologies numériques à horizon 2040 est importante à souligner, alors même que ce ne sont pas ils/elles, mais bien les cadres qui pourront décider des outils à mettre en œuvre au sein des équipes. Les impacts du changement climatique et l’évolution du contexte géopolitique sont classés par les cadres et les professionnel.les de première ligne en tête des évolutions pour lesquels le degré de connaissance du secteur est le plus faible. Compte tenu du fort degré de dépendance des activités des acteurs et actrices du secteur aux décisions prises à la tête de l’État, l’impact de l’évolution des politiques publiques à horizon 2040 sur le périmètre de l’intervention sociale et les personnes accompagnées est considéré par les répondants comme signifiants. Cela encourage donc à rechercher des trajectoires alternatives, plus autonomes des fluctuations politiques, car ce qui est le plus surprenant, les cadres comme les professionnel.les de terrain considèrent que l’évolution de l’opinion publique est un des phénomènes qui aura le plus d’impact sur le secteur et sur les politiques publiques à horizon 2040.
Si nous regardons ces résultats dans la perspective géo-politique actuelle, marquée par une instabilité politique, de conflits armés et une polarisation politique et idéologique, nous comprenons dans quelle mesure le travail social est fragile comme les démocraties représentatives le sont en général. Les démocraties « meurent dans l’obscurité » (comme le dit si bien le slogan officiel The Washington Post[CF1] , tiré d'une citation du journaliste Bob Woodward). Plus les écarts entre le discours politique sur la réalité et la vie réelle et quotidienne des gens augmentent, plus la méfiance vis-à-vis des élus et du service public se renforce. Inversement, moins il y a d’écarts, les électrices et les électeurs sont plus satisfait.es et délèguent davantage leur pouvoir à faire de la politique à leurs représentants, en se concentrant à améliorer leur propre existence.
Ce numéro de la revue « Articulation(s) » est pensée en varia. Conçu avec une certaine curiosité quant aux réponses à l’appel dont le cadre d’analyse enrichira la réflexion sur le travail social radical en France et à l’étranger. Au regard des multiples tensions économiques, politiques, écologiques et sociétales qui bousculent le secteur, concevoir un numéro varia veut dire travailler à partir des intérêts et enjeux des autrices et auteurs. Nous avons ainsi reçu des propositions sur des thématiques très variées. Dans la tradition de notre revue, des professionnel.les et des chercheurs.ses se sont saisis de l’appel.
Le premier article de François Genoud nous fait entrer dans le détail et la sensibilité d’un atelier d’écriture, mettant en valeur les effets du travail de passeur d’histoires des personnes qui se racontent sur la personne concernée et sur celui qui l’accompagne.
L’article suivant, de Marie Bruniquel, analyse les pratiques au prisme de leurs contraintes politiques. Elle s’intéresse à la mise en tension du travail social par la nouvelle gestion publique à partir d’une enquête réalisée auprès de professionnel.les en Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS). L’analyse montre certaines limites des Contrats Pluriannuels d’Objectifs et de Moyens (CPOM) tout en réfléchissant aux marges de manœuvre des professionnels concernés. Un dialogue se construit avec Rosenzweig et Boussart sur la mutualisation pensée comme une forme de collaboration incitée dans les logiques de la nouvelle gestion publique ainsi que par les acteurs eux-mêmes en fonction d’enjeux de groupements professionnels. Leurs analyses sont construites à partir d’études de cas menés dans la région de Bruxelles (Belgique). L’article développe plus précisément les expériences d’un centre social-santé intégré et d’un numéro vert d’aide sociale.
La perspective se réoriente ensuite vers les personnes accueillies par les dispositifs, tout en maintenant un regard critique sur les politiques qui orientent les pratiques. Benchaou met en discussion les politiques sociales marocaines de protection de l’enfance à partir d’une recherche action au sein de l’association la Kasbah d’Aide aux Enfants en Situation Difficile. Quant à Lelubre, elle s’intéresse à l’accompagnement des jeunes mineurs isolés (13 à 18 ans) repérés comme originaires du Maghreb. Par une recherche action collaborative, elle analyse leurs résistances aux dispositifs du travail social qui leurs sont destinés alors que leurs sollicitations ponctuelles montrent des marques de violence et de parcours de vie à la rue. Insaisissables, ils questionnent directement les professionnel.les du secteur.
C’est, ensuite, la création de dispositifs par la recherche-action-collaborative qui est abordée par Scherer dans le cadre d’une étude de cas qui participe du mouvement social de la démocratie alimentaire, et plus particulièrement au projet de sécurité sociale de l'alimentation. Cet article présente la démarche de recherche-action et l'hypothèse de recherche, documentant ainsi celle formulée par l'équipe DAM (Démocratie Alimentaire dans les Marchés) de l'UMR Innovation de l'Inrae (Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement) à savoir "La démocratie alimentaire garantit la sécurité alimentaire". Cette expérimentation de caisse commune alimentaire est la première expérimentation de cette ampleur : aujourd'hui plusieurs caisses sont expérimentées en France et en Belgique, documentées dans le numéro précédent d'Articulation(s)[3].
Le dossier s’achève par une mise en perspective du travail social radical à partir du contexte géorgien en revenant sur la création et les actualités d’un secteur du travail social fonctionnant comme un analyseur de la crise politique du pays. La Géorgie est actuellement soumise à une remise en question des libertés démocratiques ainsi qu’à une vague de violences et de répression. Rurka informe sur le contexte, introduit et traduit ensuite le propos de Sadzaglishvili, professeure en travail social à Ilya State University et de Gigineishvili doctorante,
Ce dossier montre une transversalité des préoccupations des professionnel.les et chercheur.ses liés au travail social par une articulation entre les échelles micro et macro. Les articles questionnent, voire dénoncent les effets des politiques sur les pratiques, les acteurs et les bénéficiaires tout en analysant aussi les effets des pratiques sur les politiques ainsi que les marges de manœuvre des différents acteurs.
[1] Crée en 2023 et coordonné par Marcel JAEGER, président d’UNAFORIS (Union Nationale des Acteurs de Formation et de Recherche en Intervention Sociale) et Anna RURKA, personnalité qualifiée, ce groupe de travail est mandaté par le HCTS (Haut Conseil du Travail Social) pour identifier des scénarios alternatifs d’évolution de l’intervention sociale aux horizons 2030 et 2050, et les leviers que pourraient mobiliser les acteurs pour s’y préparer (plaidoyers, adaptation des formations, des organisations, des conditions de recrutement et de travail, etc.). Une partie de ce travail est mené par Futuribes international, une association spécialisée dans les études prospectives. La première enquête était basée sur un questionnaire, administré et diffusé en ligne auprès des professionnel.les du travail et de l’intervention sociale. Les répondant.es ont été invité.es à hiérarchiser les phénomènes selon deux critères : Impact du phénomène sur le périmètre de l’intervention sociale et les publics accompagnés à horizon 2040 ; connaissance du secteur selon eux sur l’évolution possible du phénomène à horizon 2040. Plus de 800 professionnel.les ont répondu à cette première phase d’enquête.
[2] Document non publié, mais consultable sur demande.
[3] Paturel, D. (2023). L’accès à l’alimentation durable en démocratie : quelles perspectives pour le travail social ? Articulations, n°4.
[CF1]Je ne comprends pas, il s’agit du journal ?