Introduction
Les enfants en situation difficile au Maroc ou ESD peuvent être catégorisés par les jeunes en situation précaire et les enfants de la rue. Ces enfants évoluent dans des conditions de grande vulnérabilité. Longtemps marginalisés par le système scolaire, social et familial, ils occupent aujourd’hui une place des plus importantes dans les préoccupations des politiques sociales et éducatives du pays. Les enfants en situation difficile se caractérisent par des parcours marqués par l'instabilité, l'exclusion sociale, et une grande précarité. Parmi eux, les jeunes déscolarisés en situation précaire ou JDSP, exclus du système éducatif, risquent de basculer vers une situation encore plus marginalisée, comme celle des enfants de la rue. Ces derniers vivent principalement dans les espaces publics, confrontés à des dangers constants tels que l'exploitation, la violence et les maladies, rendant leur réintégration sociale extrêmement complexe.
Depuis 2022, nous menons une rechercher-action ou RA au sein de l’Association La Kasbah d’Aide aux Enfants en Situation Difficile à Mohammedia, avec son équipe pédagogique. Notre travail s’inscrit dans une logique d’accompagnement plus spécifique des JDSP afin de répondre aux constats alarmants du taux évolutif de l’abandon scolaire au Maroc
Expérience de la RA à la Kasbah : un microcosme révélateur
Déroulement de RA et résultats préliminaires
La Recherche-Action menée au sein de l’Association la Kasbah d’Aide aux Enfants en Situation Difficile à Mohammedia est le résultat d’une démarche réflexive de l’équipe éducative au sujet de l’accompagnement des Jeunes Déscolarisés en Situation Précaire ou JDSP. En effet, le taux d’abandon scolaire au Maroc reste toujours élevé avec environ 300 000 élèves qui quittent annuellement les bancs de l’école et un pic de décrochage chez les 12 à 16 ans
Ayant travaillé avec les JDSP depuis plus de dix ans, les éducateurs du centre social la Kasbah sont arrivés à la conclusion que si ces jeunes avaient quitté le système scolaire classique, un autre système ressemblant à l’école ne serait pas la réponse la plus appropriée pour leur accompagnement. Les approches scolaires traditionnelles, axées sur des objectifs standardisés, ne correspondaient donc pas aux besoins réels des JDSP. Ainsi, nous avons collectivement réfléchi à la mise en place d’un modèle pédagogique plus adapté au contexte de ces adolescents et leur permettant de prendre en charge eux-mêmes leur parcours éducatif.
Depuis Février 2022, un ensemble d’aménagements et de pratiques pédagogiques ont été mis en place. Il y a eu d’abord des travaux de réaménagements du centre social, bâtiment de deux étages, pour le transformer en lieu de vie. Le résultat actuel est, qu’au rez-de-chaussée, se trouvent un patio avec deux tables d’extérieur rondes et deux chaises qui invitent à s’y assoir pour échanger de manière informelle sur tout et rien, comme on le ferait sur une terrasse de café. Sur les murs élevés, bien haut, nous pouvons même apercevoir des créations artistiques des jeunes. Autour du patio se trouvent trois pièces, une salle d’informatique adossée à une bibliothèque avec des canapés, pour lire dans le confort et le calme. La troisième pièce est un salon marocain dont la grande porte en bois gravé inspire une ambiance purement traditionnelle. C’est dans cette pièce que les jeunes se réunissent pour regarder la télévision ou s’y isolent pour une sieste.
Au premier étage, nous retrouvons les trois salles de classes où les JDSP ont des cours d’alphabétisation, de langue, de mathématiques et de sciences. Les tables y sont disposées en « U » afin d’encourager l’échange entre paires et avec les éducateurs. En plus des salles de classes, une quatrième pièce, plus grande, possède un rôle multiple : salle de réunions avec les jeunes, répétitions théâtrales ou chorégraphiques, relaxation guidée ou encore salle de baby-foot.
Au second et dernier étage se trouvent la cuisine et le réfectoire relié à une petite terrasse. C’est dans cet endroit que les JDSP se retrouvent le matin et aux heures de repas, Ils y organisent une partie de la préparation et le service des repas, puis s’assurent du débarrassage, sous l’encadrement des éducateurs. Cette disposition leur permet de développer leur autonomie et leur sens des responsabilités en contribuant activement à la vie du centre, tout en créant une ambiance collaborative et structurée propice à leur développement. C’est également dans cette salle que sont organisées toutes sortes de célébrations : fêtes de fin d’année scolaire, remise de prix ou encore fêtes de l’Eid.
Cet agencement fait que le local de l’association sort du cadre que les jeunes ont toujours connu à l’école et se rapproche plutôt d’un endroit où ils se sentent en sécurité, comme à la maison.
Les aménagements concernaient également l’emploi du temps, les horaires de travail et d’activités ainsi que les méthodes d’enseignement. En effet, les JDSP passaient toute la journée au centre, de 9h à 17h, y prenaient le petit déjeuner, le déjeuner et le goûter collectivement. De là, les changements des pratiques se sont d’abord focalisés sur la cohabitation et le maintien du centre en l’état. En collaboration avec les JDSP, nous avons mis en place des règles de bonne vie et des responsabilités que tout un chacun devait respecter. Ces règles concernaient le respect de soi et de l’autre, le respect du lieu de vie et outils dans le centre social. Quant aux responsabilités, elles étaient centrées sur les tâches quotidiennes liées aux repas et au maintien de l’ordre et de la propreté dans le centre. Ainsi, les jeunes étaient divisés en groupes et chacun s’occupait d’une tâche précise chaque semaine : servir les repas, débarrasser et nettoyer les tables du réfectoire ou encore balayer les classes. Cet ensemble de techniques a été regroupé sous une catégorie appelée « vie pratique » pour reprendre la terminologie et la logique de Maria Montessori (MONTESSORI, 2018). En effet, lors de ses propres observations, elle avait remarqué que l’ordre et l’harmonie dans le lieu de vie conduisait à une forme de paix intérieure qui, elle-même, amenait l’enfant à exploiter son plein potentiel, à savoir, rentrer dans les apprentissages dans la joie et le plaisir (MONTESSORI, 2018). Cette observation n’était pas spécifique aux petits enfants mais elle s’appliquait, dans notre cas, aux adolescents également puisqu’en s’organisant dans leur environnement et en vivant dans le groupe de manière plus sereine, ils s’appropriaient les lieux et gagnaient une confiance en eux nécessaire pour prendre en charge leurs parcours et avancer dans leur propre développement.
Après ce travail autour de la conscience de soi et l’organisation dans le lieu de vie, nous nous sommes collectivement penchés vers le développement et l’émancipation intellectuels. En effet, si cette dernière repose sur la conscientisation de soi dans l’environnement à travers l’ordre et l’autodiscipline, ces fondements ne suffisent pas à eux seuls pour qu’ils se libèrent du cadre préétabli par la scolarisation traditionnelle. La dimension intellectuelle et réflexive demeure fondamentale pour amorcer une démarche émancipatrice. Ainsi, notre modèle pédagogique s’est orienté dans un second temps vers la promotion du dialogue et de la co-construction des savoirs, s’appuyant sur les théories de Paulo Freire (2021) et de Célestin Freinet (1982). Cette approche émancipatrice privilégie une éducation dialogique, où l’apprentissage se construit à travers l’interaction et l’échange d’idées entre éducateurs et apprenants. Dans ce sens, deux outils principaux ont soutenu cette démarche : le choix réfléchi et assumé des activités, ainsi que les ateliers réflexifs. Le processus de décision, qu'il s'agisse des activités à programmer lors des après-midi ou de tâches de la vie pratique, a joué un rôle crucial dans l'autonomisation intellectuelle des JDSP. En effet, c’est en prenant des décisions qui pourraient sembler aussi simples que le choix des activités à faire pendant l’après-midi que les jeunes reprennent le contrôle et renforcent leur processus de décision. Les éducateurs accompagnaient ce processus en aidant les jeunes à persévérer dans leurs choix pour ainsi développer une conscience critique de leurs actions et de leurs conséquences. Cela a été particulièrement visible dans la manière dont les JDSP, au fil du temps, ont appris à faire des choix basés sur leurs propres désirs plutôt que sur l'influence des autres, ce qui a renforcé leur capacité à s'engager pleinement dans leurs activités.
Les ateliers réflexifs, quant à eux, ont complété cette approche en offrant un espace structuré où les JDSP pouvaient développer leurs compétences critiques et co-construire des savoirs. Ces ateliers ont permis aux jeunes d'explorer des idées, de poser des questions et de débattre dans un cadre collaboratif. Aussi, la progression dans ces ateliers a été graduelle : au départ, les éducateurs orientaient fortement la réflexion et géraient les interactions, mais à mesure que les jeunes gagnaient en confiance et en maîtrise de leur environnement, ils ont pris davantage de responsabilités, contribuant au choix des sujets et nous espérons plus tard, à la gestion des discussions. Par une évolution vers une participation plus horizontale, les JDSP s’orientent vers une émancipation intellectuelle, où ils deviennent non seulement des apprenants, mais aussi des acteurs de leur propre développement
Après deux années d’expérimentations et de pratiques, nous commençons à observer des résultats encourageant pour notre approche pédagogique au sein du centre social. Ainsi, durant une journée type, les JDSP sont engagés dans des activités structurées qui mêlent apprentissage et responsabilités quotidiennes, l’un se mêlant dans l’autre et ne pouvant se passer de l’autre. Dès le matin, les jeunes participent activement à la préparation et au service des repas, ce qui contribue à créer un environnement ordonné et collaboratif. Les matinées sont consacrées aux cours, suivis d’un déjeuner collectif, puis d’un temps calme et d’activités variées l’après-midi, choisies par les jeunes eux-mêmes. Contrairement au système traditionnel, qui voit l’élève comme un simple maillon de la chaîne de production de l’éducation nationale, notre modèle place l’individu au centre du processus éducatif, que ce soit au niveau des pratiques d’accompagnement ou des indicateurs de performance.
Faire recherche en commun en empruntant des « chemins de broussaille » méthodologiques
Notre approche méthodologique s’est reposée sur une définition de la Recherche-Action qui se résume par la combinaison entre une volonté d’apporter du changement avec une volonté de produire un savoir nouveau (LIU, 1991). Cette démarche ayant émergé en réponse aux défis rencontrés dans l’accompagnement des JDSP, s’est fondée sur une logique collaborative et évolutive. Intégrant à la fois le directeur du centre social et les éducateurs, les JDSP eux-mêmes ont également été impliqués dans un processus itératif de réflexion. Notre RA a aussi gardé un caractère transformable et adaptable, restant ainsi « un trajet qui se détermine et s’élabore en marchant » (LIU, 2021).
Notre démarche s’est articulée autour de trois principaux axes méthodologiques : une posture collaborative avec l’équipe éducative, un engagement participatif avec les JDSP et une adaptation constante des outils méthodologiques avec le terrain.
En effet, la recherche s’est nourrie de savoirs pratiques des travailleurs sociaux, tout en proposant un espace de réflexion collective. À travers des focus groups réguliers, des discussions informelles et des ateliers d’analyse, l’équipe éducative a pu identifier les points de travail et d’amélioration des stratégies en place et co-développer de nouvelles pratiques adaptées aux réalités des JDSP. Ces échanges ont permis d'intégrer les ressentis, les observations et les propositions des éducateurs dans la construction du modèle pédagogique.
Aussi, notre méthodologie a-t-elle donné une place centrale aux jeunes en les intégrant progressivement dans les processus décisionnels. Ils ont participé à l’élaboration des règles de vie commune, à la planification des activités, et même à des projets spécifiques tels que l’analyse des risques du bâtiment. Ces initiatives ont encouragé leur implication et leur responsabilisation, transformant leurs rôles de bénéficiaires passifs à acteurs de leurs propres parcours éducatifs.
L’adaptation des outils méthodologiques au terrain a également conduit à délaisser les approches rigides de collectes de données. Ainsi, ces dernières prenaient la forme de conversations ordinaires, souvent menées dans des cadres informels tels que les repas ou les moments de repos. Cette méthode a permis de recueillir des données riches, tout en respectant la dynamique naturelle des interactions.
Le processus de recherche-action a mis en lumière l’importance de la flexibilité méthodologique dans un contexte aussi complexe que celui des JDSP. Chaque décision méthodologique, bien que guidée par des objectifs définis, a été ajustée en fonction des retours du terrain et des dynamiques sociales observées. Cela inclut l’abandon de certaines approches initiales en faveur d’outils plus adaptés, comme la structuration collaborative des emplois du temps, l’inclusion progressive des JDSP dans les réflexions stratégiques ou l’adoption d’une posture plus horizontale entre chercheuse et équipe pédagogique nous orientant vers du « faire recherche en commun »
Cette démarche a permis d’initier des transformations concrètes au sein du centre La Kasbah, tant dans les pratiques pédagogiques que dans les rapports entre éducateurs et jeunes ou de ma posture en tant que chercheuse. Elle a également souligné l’importance d’un cadre méthodologique malléable et d’une démarche réflexive de ma part qui ne doit se limiter ni à observer passivement ni à l’imposition de vérités clé en main mais à s’engager activement avec l’équipe dans tout le processus de recherche et d’action
La Recherche-Action comme prisme d'analyse de l’accompagnement institutionnalisé des ESD
L'expérience de la Recherche-Action menée à La Kasbah nous sert de prisme pour comprendre et analyser les pratiques institutionnelles en matière de prise en charge des ESD au Maroc. Contrairement aux dispositifs institutionnalisés, la RA s'est distinguée par son caractère évolutif, s'adaptant continuellement aux réalités du terrain. Dès le début, la RA a été conçue comme un processus flexible, où les pratiques éducatives et les structures organisationnelles étaient modifiées au fur et à mesure que de nouvelles données émergeaient. En effet, ce n’est qu’après deux années de travail collaboratif, d’essais, erreurs et adaptations que nous avons pu atteindre les résultats exposés dans l’article. Nous sommes également conscients que ces résultats eux-mêmes évolueront dans le temps au fur et à mesure des changements que le centre social connaitra dans le futur et du niveau d’autonomie des JDSP. Cette capacité d'adaptation a permis non seulement d'améliorer l'efficacité de l’accompagnement, mais aussi de renforcer la confiance des jeunes envers le centre grâce à la relation d’échange et de partage qui s’est créée entre l’équipe éducative et eux, favorisant ainsi un environnement plus propice à leur développement. Les résultats de la RA à La Kasbah démontrent également l'importance cruciale d'une prise en charge personnalisée et humaniste plutôt que de se centrer sur l’application de processus institutionnels uniformes, qui visent souvent à rescolariser les jeunes ou à les intégrer dans des formations professionnalisantes, sans tenir compte de leurs voix. La RA a montré que ces objectifs, bien qu'importants, ne peuvent être atteints que si les besoins individuels des jeunes et une vision holistique d’accompagnement sont mises en place.
Enfin, les résultats de la RA soulignent la nécessité de repenser les critères d'évaluation et de l'efficacité des dispositifs de prise en charge existants. En effet, les institutions se concentrent souvent sur des indicateurs quantitatifs, tels que le nombre de jeunes réintégrés dans le système scolaire ou les taux de réussite dans les formations professionnalisantes. Cependant, la RA à La Kasbah a démontré que ces indicateurs sont insuffisants pour évaluer pleinement l'impact d'un dispositif. Par exemple, l'amélioration de l'autonomie, la capacité à faire des choix éclairés, ou encore le développement d'une volonté consciente, sont des critères qui devraient être intégrés dans les évaluations. Ces aspects, bien qu'intangibles, sont essentiels pour mesurer le succès d'un processus éducatif visant l'émancipation des jeunes. À La Kasbah, un jeune ayant appris à assumer ses choix, qu'ils soient liés à petite échelle, à des activités quotidiennes ou plus largement, à son parcours de vie, est considéré comme ayant fait des progrès significatifs, même s'il n'est pas encore réintégré dans le système scolaire classique. Cette approche plus humaine et holistique de l'évaluation permet de mieux saisir la complexité des processus de transformation personnelle que traversent les jeunes, et souligne l'importance d'élargir les critères d'évaluation pour inclure des dimensions qualitatives du développement individuel.
Ces compétences dites douces ou soft skills possèdent une importance capitale d’autant plus que les JDSP évoluent en marge du système classique. En effet, la majorité des adolescents accueillis dans le centre social la Kasbah sont voués à construire leur propre projet professionnel à moyen et long termes puisque leurs formations professionnelles tournent autour d’activités artisanales comme la menuiserie, la mécanique ou la coiffure. Il n’est plus un secret que l’aventure entrepreneuriale ne nécessite pas seulement des connaissances techniques, la réussite ou non du projet dépend en grande partie de la personnalité du porteur de projet (RAUCH, FRESE : 2007). Or, le développement de compétences dites douces ou soft skills comme l’autodiscipline, l’organisation ou la confiance en soi ne se fait pas seulement par le biais d’ateliers ponctuels autour de ces sujets. Il s’agit, au contraire, d’un apprentissage qui s’acquière tout au long de la vie avec les expériences et l’environnement adéquats. C’est aussi ce que nous avons tenté de créer avec le modèle pédagogique développé à travers notre RA, chose à laquelle les dispositifs institutionnels ne se penchent pas assez. Alors selon la logique institutionnelle, si les JDSP accueillis par le centre social ne répondent pas aux exigences chiffrés, toute l’équipe de travailleurs sociaux de l’association sera considérée comme ayant échoué à sa mission d’accompagnement et ce, même si ces jeunes démontrent un changement comportemental positif et un certain niveau d’émancipation par rapport à leur arrivée.
Analyse critique des pratiques institutionnelles
L’institutionnalisation de l’accompagnement des ESD au Maroc à l’épreuve de la réalité du terrain
L’Etat a réalisé un effort de création de dispositifs en tenant compte des besoins du terrain communiqués par les travailleurs sociaux. Dans ce sens, un projet de loi sur la protection des enfants en situation difficile a été mis en place
Avant la mise en place de ce système, l’enfant de la rue était recueilli non pas par des travailleurs sociaux mais par les forces de police et se retrouvait mis entre les mains du juge pour mineurs, il était alors criminalisé et non traité comme un enfant dans le besoin. Les dispositifs en cours d’application changent cette prise en charge ; elle commence d’abord par l’identification de ces enfants par des éducateurs sociaux ou éducateurs de la rue, le transfert se fait ensuite par le Samu social sans intervention policière et il est emmené vers un centre de soins pour un bilan médical. A la suite de ce bilan, l’enfant est orienté selon son cas vers sa famille ou un centre social spécialisé
De plus, la réticence des ESD à rester dans les centres d'accueil, même lorsque les conditions matérielles sont réunies, souligne une autre dimension des défis institutionnels. Les témoignages recueillis auprès de différents travailleurs sociaux montrent que beaucoup d'enfants préfèrent retourner dans la rue après avoir satisfait leurs besoins immédiats. Un travailleur social dans le centre la Kasbah me disait : « il [l’enfant de la rue] viendrait dans le centre d’accueil, mangerait, se doucherait, changerait ses habits puis voudra repartir dans la rue, d’où il est venu en début de journée ». Cette réalité a conduit certaines associations, comme l'Heure Joyeuse, à abandonner des projets destinés aux enfants des rues, en raison de la difficulté à les maintenir dans un cadre de prise en charge. J’y avais moi-même rencontré une jeune fille de 13 ou 14 ans, lors du projet du « couscous du cœur » à l’association l’Heure Joyeuse. Elle se travestissait en garçon pour éviter qu’on ne l’agresse et après manger, retournait quand même dans la rue. Les éducateurs, à travers ce projet, espéraient attirer les ESD des rues vers un accompagnement progressif et régulier au sein de l’association, à moyen et long termes. Toutefois, cette démarche, comme plusieurs concernant les enfants des rues en particulier, a été abandonnée. Tout comme le travailleur social dans le centre la Kasbah, un autre de l’association l’Heure Joyeuse a avancé les mêmes constats et raisons de ces échecs : « c’est comme si tu versais de l’eau sur du sable » a-t-il dit en reprenant une expression marocaine signifiant que l’effort était aussi inutile que d’essayer d’arroser du sable ; il n’y aurait pas de résultats malgré les efforts.
Les raisons de cet échec, selon les travailleurs sociaux que j’ai rencontrés, sont multiples. Il y a d’abord, la liberté qu'ils expérimentent dans la rue. Livrés à eux-mêmes, ils jouissent d'une indépendance totale : ils dorment où et quand ils le souhaitent, mangent à leur guise et mènent une vie sans contraintes, bien que précaire. Lorsqu'ils ont faim, ils se dirigent vers des lieux où ils savent qu’ils recevront de la nourriture de la part de passants charitables, ou à côté de restaurants, souvent des repas de qualité qu'ils n'auraient probablement pas dans un centre social. Cette liberté, bien qu'illusionnée, rend difficile leur réintégration dans un environnement encadré, où des règles et une discipline leur sont imposées. Les tentatives pour les ramener dans un cadre plus structuré se heurtent à leur résistance, car elles sont perçues comme une perte d’indépendance plutôt que comme une opportunité d’émancipation. Cette situation se complique encore par les dangers réels de la vie dans la rue, où les ESD sont souvent exposés à des agressions physiques et sexuelles. Cependant, certains préfèrent cette existence chaotique à la rigidité des institutions, même si cela signifie endurer des violences au quotidien. Aussi, les dispositifs actuels ne prennent pas suffisamment en compte leurs éventuelles addictions et besoin de soutien psychologique. Dans la pratique, les centres sociaux ne disposent ni des ressources financières ni de la logistique nécessaires pour offrir ce niveau de prise en charge, laissant ces jeunes dans un état de vulnérabilité extrême. Certaines ONG, face à l'urgence et au manque de moyens, ont même été contraintes de distribuer des seringues propres pour limiter les risques de transmission de maladies graves telles que le SIDA, une mesure qui illustre la réalité complexe de ces situations.
L'institutionnalisation de la prise en charge des ESD pose également la question de la standardisation des solutions, qui ne répondent pas toujours aux besoins spécifiques des enfants. Dans ce sens, Michael Lipsky dans « street-level bureaucrats » souligne cette problématique et met en évidence la difficulté des travailleurs sociaux eux-mêmes à adopter des solutions clés en main pour des situations particulières
Un point crucial, souvent négligé, est le manque voire, l'absence de suivi postérieur à la mise en place initiale des dispositifs. Cette absence de retour d'expérience et de communication continue entre les institutions et le terrain empêche l'ajustement nécessaire des stratégies en réponse aux défis quotidiens rencontrés par les travailleurs sociaux. Ce décalage entre l'intention et la réalité découle en partie d'une structure institutionnelle qui fonctionne en vase clos. Les initiatives, bien qu'ancrées sur des consultations ponctuelles avec des professionnels, ne bénéficient pas d'une dynamique de retour continu entre le terrain et l'institution. Cette absence de flux bidirectionnel limite la capacité des dispositifs à s'adapter continuellement aux besoins réels des ESD, rendant les efforts de prise en charge souvent inefficaces et inadaptés. Ainsi, la mise en œuvre de dispositifs sans une véritable logique d'aller-retour entre le terrain et l'institution risque de créer un système autoréférentiel qui s’éloigne de la réalité du terrain. L’institution devient alors une structure qui, malgré ses bonnes intentions, ne parvient pas à offrir les moyens concrets et ajustés nécessaires pour une intervention efficace. Le manque de suivi et d’adaptation continus aux besoins du terrain finit par saboter les efforts initiaux, transformant ce qui pourrait être un dispositif prometteur en une solution rigide et déconnectée des réalités complexes et nuancées des ESD.
Les tensions entre institution et terrain : vers un dialogue émancipateur ?
Les tensions entre les institutions et les pratiques de terrain dans la prise en charge des ESD révèlent des divergences structurelles qui limitent l'efficacité des dispositifs existants. Cependant, l'expérience de la recherche-action menée à La Kasbah offre des enseignements précieux pour repenser ces relations et avancer vers un dialogue émancipateur, capable d’informer les politiques sociales nationales de manière constructive et réaliste.
L'une des principales leçons tirées de la RA est l'importance de la flexibilité et de l'adaptation continue des pratiques aux réalités spécifiques des ESD. Contrairement aux approches institutionnelles souvent rigides et standardisées, la RA a permis d'expérimenter et de modifier les stratégies en fonction des besoins immédiats des jeunes et des observations des travailleurs sociaux sur le terrain. Ce processus évolutif a montré qu'il est crucial de laisser aux professionnels sur le terrain une marge de manœuvre suffisante pour évaluer les situations et mettre en œuvre les solutions les plus adaptées, plutôt que d'imposer des directives unifiées déconnectées des réalités locales. En pratique, cela signifie que les institutions devraient se concentrer sur l’établissement de directives et cadres de travail généraux, tout en accordant aux travailleurs sociaux la liberté de personnaliser leur approche en fonction des circonstances spécifiques de chaque ESD. Par exemple, un travailleur social confronté à un enfant souffrant de toxicomanie devra pouvoir décider d’orienter celui-ci vers un programme de désintoxication adapté, et surtout trouver un centre compétent pour l’accompagner dans ce sens. Cette autonomie sur le terrain doit être soutenue par des ressources compétentes, appropriées et diversifiées, permettant la prise en charge la plus adaptée.
Notre analyse souligne également la nécessité d’un soutien institutionnel renforcé envers le travail sur le terrain. En effet, pour que les travailleurs sociaux puissent remplir leur mission de manière optimale, il est impératif que l'institution leur fournisse non seulement les moyens nécessaires mais aussi une reconnaissance pour leur travail. Actuellement, l’absence de formation continue, de soutien psychologique, de supervision en cas de nécessité et de primes financières pour ces professionnels crée un environnement où ils se sentent souvent isolés et dévalorisés. Or, le travailleur social est le maillon central dans l’accompagnement des ESD. Sans un soutien adéquat, les initiatives individuelles risquent de ne pas aboutir ou de se limiter à des actions ponctuelles sans impact durable. Les travailleurs sociaux doivent être vus non comme des exécutants de directives mais comme des acteurs essentiels du changement. Leurs savoirs et expertises constituent une source précieuse d'informations, indispensable pour éclairer et enrichir les pratiques d’accompagnement et proposer des améliorations concrètes basées sur leur expérience directe avec les ESD. Dans ce sens, la création d'un comité de suivi territorial autonome, composé de professionnels de terrain et de représentants institutionnels, pourrait être une réponse efficace aux décalages entre les pratiques institutionnelles et les réalités du terrain. Ce comité, doté de la flexibilité nécessaire pour s’adapter aux spécificités des différents territoires, pourrait agir comme un organe de liaison, facilitant un dialogue continu entre l'institution et le terrain. Il s’agirait d’un espace où les résultats des actions sur le terrain, les observations des travailleurs sociaux, et les besoins des ESD seraient discutés de manière constructive, permettant ainsi une évolution constante des dispositifs. Cette approche s’inscrit dans une logique de recherche-action, où les pratiques ne sont jamais figées mais en constante évolution, en réponse aux défis rencontrés. Adopter une « mentalité de RA » au sein des institutions publiques signifierait de reconnaître que les politiques sociales doivent être constamment réévaluées et ajustées, en fonction des retours d’expérience du terrain. Cela implique une rupture avec les pratiques actuelles, qui tendent à figer pendant plusieurs années les dispositifs après leur mise en place, sans considérer les évolutions nécessaires au fil du temps.
Enfin, l’élargissement des critères d’évaluation pour inclure des indicateurs qualitatifs est une autre piste essentielle pour améliorer les pratiques institutionnelles
Ainsi, c’est en combinant flexibilité, reconnaissance du terrain, et évaluation continue que les politiques sociales pourront réellement répondre aux besoins des ESD et contribuer à leur émancipation.
Conclusion
Les pratiques institutionnelles au Maroc en matière de prise en charge des ESD, malgré un effort d’évolution restent complexes et majoritairement bureaucratiques. En se basant sur les enseignements tirés de notre Recherche-Action menée au sein de l’Association La Kasbah d’Aide aux Enfants en Situation Difficile et à travers une analyse critique des dispositifs existants, nous avons mis en lumière les tensions entre les approches institutionnelles et les besoins réels, évolutifs, et spécifiques des jeunes en situation précaire. La Recherche-Action à La Kasbah a démontré l’importance d’une approche d’accompagnement flexible et personnalisée, qui place l’individu au centre du processus d’apprentissage et de développement de soi. Cependant, l’analyse des pratiques institutionnelles a révélé un décalage important entre les intentions des politiques publiques et leur mise en œuvre sur le terrain. Bien que les dispositifs récents aient été élaborés en consultation avec des professionnels du terrain, ils manquent souvent d’une logique d’ajustement continu qui permettrait de répondre aux défis quotidiens rencontrés par les travailleurs sociaux. Ce manque de flexibilité et d’adaptabilité réduit l’efficacité des dispositifs, qui restent souvent déconnectés des réalités complexes des ESD. Pour surmonter ces défis, il est impératif que les institutions publiques adoptent une « mentalité de Recherche-Action », où les pratiques ne sont jamais figées mais en constante évolution.
Cela implique de laisser plus de marge de manœuvre aux travailleurs sociaux sur le terrain, en leur permettant d’adapter les solutions en fonction des spécificités de chaque jeune, tout en leur apportant le soutien nécessaire, tant sur le plan des ressources, en les élargissant, que de la reconnaissance professionnelle. Aussi, la création de comités de suivi territoriaux autonomes, composés de professionnels de terrain et de représentants institutionnels, pourrait être une réponse efficace aux décalages constatés. Ces comités, dotés de la flexibilité nécessaire pour s’adapter aux réalités locales, faciliteraient un dialogue continu entre l’institution et le terrain, permettant ainsi une évolution constante des dispositifs en fonction des besoins réels des ESD. Enfin, il est crucial d’élargir les critères d’évaluation des dispositifs institutionnels pour inclure des indicateurs qualitatifs, qui reflètent le développement personnel des jeunes, leur bien-être psychologique, et leur capacité à s’intégrer durablement dans la société. Ainsi, seule une approche évolutive, qui reconnaît la complexité des processus de transformation personnelle, permettra aux politiques sociales de réellement répondre aux besoins des ESD et de contribuer à leur émancipation.
Cet article appelle, ainsi, à une reconsidération des politiques publiques en matière de prise en charge des ESD au Maroc. Il est temps de dépasser les approches standardisées et rigides, pour adopter des pratiques plus flexibles, adaptées et humanisées. Une telle transformation des pratiques sociales, continuellement évolutives, fondées selon l’expérience du terrain et la reconnaissance des travailleurs sociaux sont essentielles pour offrir à ces jeunes les meilleures chances de se reconstruire et s’intégrer, de la manière qu’ils le souhaitent dans la société.-
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