Introduction
Depuis 2008, la Belgique traverse une série de « crises de l’accueil », terme qui appelle en lui-même un regard critique tant ces crises semblent s’inscrire dans une logique structurelle (Calabrese, Gaboriaux, & Veniard, 2022 ; Blanchard & Rodier, 2016) ; une situation caractérisée par l’impossibilité pour Fedasil, l’agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile en Belgique, d’assurer une place d’hébergement et des conditions d’accueil dignes, entraînant l’installation forcée d’hommes, femmes et enfants dans l’espace public, particulièrement à Bruxelles (Mescoli, 2021 ; Lendaro & Vertongen, 2019). Malgré de multiples condamnations, l’Etat belge peine à rencontrer ses obligations et les périodes de « crise » se succèdent, la dernière datant de 2022 et toujours en cours à l’heure de rédiger ces lignes.
Parmi ces populations en situation de migration auprès desquelles interviennent les différentes équipes mobiles, travailleurs de rue, éducateurs, assistants sociaux et psychologues, un public se dégage et interroge les formes de l’intervention sociale : de jeunes mineurs, majoritairement des garçons, âgés de 13 à 18 ans, originaires du Maghreb, livrés à eux-mêmes dans l’espace public et dont les comportements, souvent à risques, déstabilisent les professionnels de terrain. C’est à ces jeunes au profil spécifique que cette recherche s’est intéressée. Le cadre méthodologique de cette recherche est présenté dans la première partie de cet article.
La mise en lumière de ces jeunes et de leurs difficultés commence par l’interpellation de la garde pédiatrique du plus grand hôpital public bruxellois, lieu d’accueil de nombreuses personnes en situation de précarité, qui s’inquiète de l’arrivée de plus en plus fréquente de jeunes garçons, présentant le plus souvent des plaies dues à des violences en rue ou des brûlures liées à l’usage de solvant. Si ces jeunes sont demandeurs de soins de première nécessité, ils restent insaisissables, ne demandent rien et disparaissent le plus souvent comme ils sont arrivés. Alertée par leur apparente fragilité et l’impossibilité de les « accrocher », cette équipe médicale mobilise les services sociaux, publics et associatifs, pour évoquer la situation de ces jeunes garçons. Le constat est semblable pour chacun des acteurs : ces jeunes restent en marge de l’intervention sociale, qu’elle soit destinée aux jeunes ou aux personnes en situation de migration – nous reviendrons sur les effets de ce double statut – et les travailleurs sociaux peinent à identifier leurs besoins et attentes. Ce sera l’objet d’une recherche-action collaborative, menée entre septembre 2022 et mars 2024, dont nous présentons les principaux résultats dans cet article.
Dans le vocable juridique belge, ces jeunes sont identifiés comme étant des MENAS, mineurs étrangers non accompagnés, pour lesquels des dispositifs d’accueil spécifique sont déployés, notamment par l’hébergement en centre adapté et par la désignation d’un tuteur[1], en charge du suivi et de l’accompagnement du jeune. Pour autant, les jeunes garçons dont il est question dans cet article se distinguent des autres groupes de MENAS, également présents à Bruxelles, notamment par leur volonté de demeurer en marge de ces dispositifs et leur extrême mobilité, ce qui rend leur accroche particulièrement complexe. Les professionnels de terrain font alors émerger une logique de catégorisation, entre les MENAS dit « en transit », qui visent majoritairement à rejoindre l’Angleterre, les MENAS, demandeurs de protection internationale et désireux de demeurer en Belgique et les MENAS dits « en errance », qui considèrent l’Europe comme un vaste pays qu’ils explorent au gré des opportunités et contraintes, sans point de chute précis. Leur origine nationale, hors des zones de conflit jugées prioritaires, constitue en effet un frein dans l’obtention d’un statut régulier, à la différence de jeunes issus d’autres territoires, qui peuvent s’inscrire dans une procédure et espérer une régularisation une fois leur majorité atteinte ; cette absence de perspective n’est pas sans lien avec leurs déplacements constants.
Cette extrême mobilité à l’échelle européenne contraste toutefois avec un enfermement spatial très limité au sein des villes traversées. A Bruxelles, ces jeunes MENAS fréquentent ainsi principalement le quartier de la gare du midi. Ce phénomène que nous avons qualifié comme une « mobilité ancrée » fera l’objet de la seconde partie de cet article.
Enfin, nous aborderons une autre facette de cette errance, lorsqu’elle s’incarne dans des comportements à risque, notamment par la consommation de produits psychotropes, principalement des médicaments visant à traiter des troubles anxiolytiques, tels le Lyrica et le Rivotril, ou encore des produits solvants. Nous verrons que cette consommation ne peut être envisagée sans considérer l’extrême précarité des conditions de vie de ces jeunes en Europe, combinée à la violence et aux traumatismes subis lors du parcours migratoire, terreau d’une santé mentale plus que fragilisée.
1. Cadre méthodologique
Ce projet de recherche a été mené selon les principes épistémologiques de la recherche collaborative (Les chercheurs ignorants, 2015 ; Morrissette, 2013 ; Audoux & Gillet, 2011), à savoir la pleine reconnaissance d’une égale légitimité entre les différents types de savoirs, dans ce cas précis, des savoirs professionnels, mobilisés par les intervenants de terrain, et théoriques, apportés par l’équipe de recherche.
La colonne vertébrale de cette recherche a été la constitution d’un groupe de recherche, espace de réflexivité dans lequel professionnels de terrain et chercheurs « en continu » (Lyet, 2017) ont mis en dialogue leurs interprétations et analyses pour adopter une posture commune de co-chercheurs (Bonny, 2017). Ce groupe de recherche transdisciplinaire et intersectoriel était ainsi composé de deux chercheuses du Crebis (Centre de recherche de Bruxelles sur les inégalités sociales) et de 22 professionnels, issus de 16 services, publics et associatifs, impliqués directement ou indirectement dans la prise en charge de ces jeunes à Bruxelles. En effet, si l’un des premiers constats de la recherche a été qu’aucun service n’était spécifiquement dédié à ce public, leur présence dans l’espace public les met en contact avec de nombreux intervenants sociaux et agents institutionnels.
Ce groupe de recherche a été réuni lors de 15 séances de travail, chaque séance permettant d’approfondir une thématique spécifique grâce à des outils méthodologiques variés : co-analyse d’extraits d’entretiens (de jeunes MENAS et de professionnels), cartographies participatives, marche exploratoire dans les quartiers où évoluent ces jeunes MENAS, arpentage d’articles scientifiques, débats avec des experts invités, découverte d’initiatives à l’étranger, etc.
Préalablement, l’équipe de recherche a élaboré une revue de la littérature, mise à disposition des membres du groupe de recherche, et réalisé 15 entretiens exploratoires avec des professionnels de terrain, représentants institutionnels et politiques.
Pour ce qui concerne la mobilisation du savoir expérientiel, il nous est apparu complexe, au vu du temps imparti et des ressources disponibles, d’impliquer les MENAS eux-mêmes dans le groupe de recherche. La non-maitrise de la langue – et l’absence de budgets permettant un dispositif de traduction simultanée pendant les séances de travail - mais surtout l’extrême méfiance de ces jeunes envers les adultes et institutions, leur grande mobilité et les conditions de vie précaires dans lesquels ils vivent au jour le jour, ont rendu impossible leur participation à cet espace.
Toutefois, il semblait essentiel que leur parole puisse pleinement être prise en compte dans le cadre de cette recherche. Pour ce faire, nous avons donc mobilisé des outils complémentaires issus de la recherche qualitative, à savoir l’observation participante, en accompagnant les travailleurs des équipes mobiles en rue et en nous rendant dans des services d’accueil de jour pour jeunes en situation de vulnérabilité, dans lesquels les MENAS ont l’habitude de se rendre. Nous avons réalisé un total de 40 heures d’observation. Nous avons alors pu recueillir la parole des jeunes, dans des moments d’échanges plus informels.
Parallèlement, nous avons mené 13 entretiens semi-directifs, en présence d’un interprète, sur base d’un guide élaboré par le groupe de recherche. Ces entretiens ont eu lieu au sein des IPPJ (Institution publique de protection de la jeunesse), institutions dans lesquelles sont envoyés les jeunes – qu’ils soient ou non MENA - pour une période de 1 à 2 mois, lorsqu’ils ont commis des faits de délinquance. Ces jeunes ont été mis en contact avec l’équipe de recherche par le biais de leur tuteur, ayant sollicité leur accord au préalable. Chaque jeune a été rémunéré pour sa participation à la recherche. Chaque entretien a duré entre quarante-cinq minutes et une heure trente. Tous les entretiens, sauf un car le jeune ne le souhaitait pas, ont été enregistrés et intégralement retranscrits. L’ensemble de ces entretiens ont été co-analysés dans le cadre du groupe de recherche.
2. Une mobilité ancrée
Youness[2] a dix-sept ans, il est né à Casablanca, au Maroc. Il a quitté le foyer familial vers douze-treize ans, il ne s’en rappelle plus précisément. Cela fait plus de quatre ans qu’il sillonne les routes de l’Europe : « Moi, l’image que j’avais de l’Europe, c’est que tout était accessible, que c’était facile de trouver du boulot, je pensais que j’allais avoir plein, plein d’offres et d’opportunités. Mais ce n’est pas vrai, ce n’est pas si facile l’Europe. » La Belgique est le cinquième pays européen par lequel il transite. Il a voyagé en Espagne, en France, en Italie, aux Pays-Bas et, puis, en Belgique. Au fil de son récit, Youness semble guidé par une soif insatiable d’explorer le monde, le conduisant à se déplacer régulièrement d’un endroit à l’autre : « J’étais bien là-bas, je ne sais pas pourquoi je suis parti. Je veux voir toute l’Europe moi madame, c’est pour ça. Mais je ne sais plus. J’étais bien à Rennes, j’étais très bien mais moi je veux partir, je veux voir l’Italie, je veux voir… Non, je ne sais pas ce qui m’est arrivé. J’étais vraiment bien à Rennes mais j’avais envie de voir l’Italie (rires). Mon rêve d’enfant, c’était d’aller en Italie, à Napoli. » Il passera deux ans en Italie, dont huit mois dans un centre d’accueil pour mineurs, et le reste du temps en étant hébergé chez des cousins. Sur place, il va à l’école et possède un titre régulier de séjour. Quand ses papiers arrivent à échéance, il quitte l’Italie pour trouver un travail mieux rémunéré. Il arrive alors à Bruxelles, où ses lieux d’ancrage sont limités et dépendent directement des opportunités d’hébergement : « quand j’habite à Anderlecht, je sors à Anderlecht, je reste à Anderlecht. Tout le temps dans le même parc, près de la station de métro. » »
2.1. Une extrême mobilité à l’échelle intra-européenne
A l’image de Youness, la plupart des jeunes que nous avons rencontrés ont quitté le Maroc à un très jeune âge, entre 10 et 12 ans ; lorsqu’ils atteignent la Belgique pour la première fois, ils ont, en moyenne, entre 15 et 16 ans. Dans ces parcours d’errance de plusieurs années, l’Espagne et la France sont souvent des étapes incontournables. Jusqu’en 2008, de nombreux jeunes ne poursuivaient d’ailleurs pas leur voyage au-delà de l’Espagne. La crise économique qu’a traversé le pays a changé la donne et obligé la plupart de ces jeunes à pousser plus loin leur périple en Europe (Peyroux & Le Clève, 2018). A l’heure actuelle, l’Espagne demeure l’un des seuls pays européens dans lequel ces jeunes disposent de perspectives de régularisation.
Ce qui motive le départ, ce sont à la fois des conditions de vie plus que précaires dans le pays d’origine, une absence de perspectives, mais aussi un ailleurs rêvé, une Europe fantasmée comme terre d’opportunités. Ce mythe de l’eldorado européen est renforcé par les réseaux sociaux et les récits des amis déjà partis, les légendes de traversées épiques. C’est la force des histoires qui se transmettent et qui concourent à la construction de cet « imaginaire de l’ailleurs » (Duvivier, 2010, 2014). Ce parcours à travers l’Europe est loin d’être linéaire ; il est émaillé de nombreux allers-retours entre différents pays européens, en fonction des besoins du moment, des opportunités ou des contraintes qui pèsent sur ces jeunes. Ces derniers affectent ainsi à chaque territoire européen qu’ils traversent une utilité spécifique. Dès que cet espace cesse d’apparaitre comme une ressource, ils développent alors de nouvelles stratégies pour poursuivre leurs objectifs. Ces départs sont souvent précipités, peu préparés et font suite à une proposition de l’un ou l’autre pair, d’une occasion qui se présente. D’un jour à l’autre, ces jeunes disparaissent, déconcertant les intervenants sociaux et mettant à mal le travail d’accompagnement qui a déjà été entrepris.
Nadem, par exemple, explique que c’est la recherche d’une meilleure prise en charge médicale qui le pousse à quitter, pour un temps, le centre collectif où il résidait en Belgique. « C’était un bon centre, je me suis bien reposé, mais ça s’est compliqué parce que j’avais des douleurs. Je souffrais trop et ça ne guérissait pas. Je pensais qu’on ne me soignait pas bien, et quelqu’un m’a dit d’aller au Luxembourg car on me soignerait mieux. Alors, je suis parti au Luxembourg où je suis resté un mois pour qu’on me soigne, et, puis, je suis revenu à Bruxelles. » Pour Youssef, c’est la possibilité de trouver un emploi sur le marché noir qui l’incite à bouger. « On m’avait dit que la Belgique, c’est mieux que l’Espagne pour travailler, tu trouves plus facilement du travail en Belgique qu’en Espagne. Si tu cherches du travail ici, tu en trouves. Si tu ne cherches pas, ça ne va pas te tomber dans les mains. Mais oui, il y a pas mal d’opportunités. »
Aussi, si l’Espagne et la France sont souvent des étapes incontournables dans le parcours, l’Allemagne, l’Italie, mais également, les Pays-Bas et la Suède sont aussi cités par les jeunes rencontrés. Ces deux derniers pays sont d’ailleurs perçus comme des lieux refuges, où se reposer un temps, de par le modèle d’accueil privilégié par l’Etat, celui des familles d’accueil et des appartements supervisés (Von Bredow, 2019).
Il est crucial de ne pas négliger les aspects plus sombres de ces déplacements, en considérant les problèmes que ces jeunes tentent d’éviter. Si leurs déplacements sont motivés par le désir d'améliorer leur quotidien et de saisir de nouvelles opportunités, leur départ d'un lieu est presque systématiquement précédé de difficultés qu'ils cherchent à fuir (Duvivier, 2014). Plus qu’un moteur, cette mobilité est donc à considérer comme une stratégie de survie à part entière ; elle permet de fuir des situations qui deviendraient trop dangereuses.
Enfin, il serait erroné de voir dans ces déplacements de choix rationnels et pleinement maitrisés. Le plus souvent, il s’agit pour ces jeunes de pouvoir s’adapter aux circonstances qui échappent largement à leur contrôle, témoin d’une maitrise restreinte de leur environnement, relevant cet « agir faible » propre aux personnes en situation de vulnérabilité (Soulet, 2003).
2.2. Un ancrage local limité et limitant
à côté de cette logique d’ultra-mobilité européenne, au sein des différents pays d’accueil, ces jeunes s’ancrent territorialement dans des quartiers bien définis. A Paris, par exemple, les quartiers de la Goutte d’or et du Trocadéro (Le Clève & Peyroux, 2018). À Bruxelles, ils se cantonnent majoritairement au territoire situé autour de la gare du Midi, lieu dans lequel de nombreuses populations en situation de vulnérabilité se croisent et s’entrecroisent.
Le choix de ce territoire s’explique pour plusieurs raisons. En premier lieu, à l’intersection de trois communes, mais également de différentes zones de police, le quartier offre de multiples interstices et recoins où se faufiler. En tant que « zone de frontière », il y règne parfois une certaine confusion dans les compétences de chacun, notamment au niveau des forces de l’ordre, ce qui permet la création de zones d’ombres dans lesquelles il est plus aisé de transgresser les normes. On y constate notamment le développement plus important d’une économie informelle. Pour ces jeunes, c’est donc davantage d’opportunités de travail au noir par exemple. De même, ce quartier est un lieu-pivot en termes de deal, notamment pour le type de produits consommés par ces jeunes.
Principale gare de Bruxelles, lieu d’arrivée des trains internationaux, s’installer à proximité facilite cette mobilité extra-européenne. Outre les trains, les environs de la gare du Midi sont aussi connus pour le « Blablacar informel ». Des voitures-taxis non-agréées présentes en nombre dont l’usage amoindrit le risque de contrôle par rapport à des transports officiels tels que le train ou le bus.
L’arrivée sur le territoire de la gare du Midi n’est pas toujours un choix prédéfini et calculé de la part des jeunes, mais peut-être et surtout une question d’opportunité – par sa fonction de « point de chute ». L’ancrage autour de cette gare s’entretient alors par un phénomène de cooptation ; c’est le lieu où les nouveaux venus doivent se rendre pour retrouver des amis et connaissances du pays ou rencontrés lors du parcours migratoire.
Alors qu’il est un lieu où se concentrent de nombreuses populations en situation de précarité, le quartier réunit de nombreux services d’aide et de soin. Des ressources informelles sont également accessibles, comme la présence de grands bâtiments à l’abandon, qui sont autant de possibilités de squat.
Cet ancrage territorial peut s’expliquer par la disponibilité des ressources sur un espace défini, mais il implique également des mécanismes de construction et de protection identitaires forts. En effet, après un parcours marqué par l’errance, le rattachement de ces jeunes à un territoire déterminé marque leur volonté de recréer un « sentiment de chez soi », et de sécurité. Pour une population où la mobilité est devenue un principe de survie, s’attacher, même de manière très temporaire, à un territoire précis s’assimile alors à un mécanisme de protection identitaire vital pour ces jeunes.
Si cet ancrage local s’explique par les « avantages » d’une telle localisation, il s’agit de nuancer cette installation privilégiée en fonction de véritables opportunités d’accueil qui s’offrent à ces jeunes. Demeurer dans certains quartiers est aussi la résultante de l’impossibilité de s’installer dans d’autres, soit parce qu’ils sont déjà « occupés » par un certain type de publics – les personnes migrantes dites « en transit » occupent préférentiellement le quartier de la gare du Nord et la cohabitation est souvent rejetée -, soit car ces jeunes sont chassés d’autres quartiers, notamment par les habitants - et les autorités publiques - qui ne souhaitent pas que leur cadre de vie soit « dégradé » par la présence de populations en situation de vulnérabilité.
Ce double mouvement de mobilité et d’ancrage, qui peut sembler paradoxal, doit être envisagé comme une temporalité séquencée au sein des parcours migratoires de ces jeunes, faite d’une suite d’enracinements et de déracinements. C'est ce que nous traduisons par le concept de « mobilité ancrée », où ces jeunes sont constamment pris dans des processus de territorialisation et de déterritorialisation. S’ils sont donc définis par rapport à un territoire particulier à un instant T, comme c’est le cas dans cette recherche avec le territoire de la gare du Midi, il convient dans un même mouvement de les resituer « par rapport à une pluralité d’espaces de vie qu’ils parviennent à connecter » (Duvivier, 2010, p. 255).
3. Des conditions de vie ultra précaires, terreau d’une santé mentale fragilisée et de conduites à risque
Nous rencontrons Malik par l’intermédiaire d’une équipe de travailleurs de rue. Il est épuisé. Pendant tout l’entretien, il lutte pour ne pas s’endormir. Il se réveille au son des questions posées. Il est blessé, heurté par un tram. Il se déplace en béquilles. Malik a 16 ans. Il est originaire de Tanger, au Maroc, qu’il a quitté à 11 ans. Il est en Belgique depuis un an au moment où nous le rencontrons. Tout son discours est émaillé de faits de violence, de bagarres, de vols, de relations conflictuelles, notamment avec la police. Cette violence, il semble tour à tour en être la victime, mais aussi parfois, l’auteur. Au milieu de l’entretien, il raconte comment l’un de ses amis lui a volé ses médicaments et annonce qu’il va exiger que celui-ci lui en rende d’autres en échange. Les médicaments, justement. Malik a commencé à en consommer alors qu’il était en Espagne. « C’est des jeunes de mon âge qui m’en ont parlé ». Du Rivotril et du Lyrica. « Pour se calmer ». A une époque, Malik consommait également des solvants, mais déclare avoir arrêté. Actuellement, pris en charge par l’association qui nous a mis en contact, Malik bénéficie de prescriptions médicales pour se procurer le Lyrica et le Rivotril. Même sans cela, il sait de toute façon très bien où en trouver. « C’est facile d’en trouver ». Cette prise en charge s’est mise en place car Malik présente des troubles de santé mentale. Pendant un temps, il s’est notamment beaucoup auto-mutilé. Il nous montre ses cicatrices. Le traitement lui permet de se sentir mieux et d’espacer les épisodes de scarification. Son référent, présent à l’entretien, explique : « Donc, là, il prend un médicament pour son pied et sinon, il a un traitement de Lyrica et Rivotril qu’il prend, ça fait un moment. Il dit qu’il souffre beaucoup mentalement, que son père l’a laissé quand il était petit et c’est pour ça qu’il doit prendre les médicaments. Et c’est pour ça que quand il était plus jeune, il rentrait dans des bagarres tout ça. Il se scarifiait aussi à un moment mais là moins. Il s’est tatoué maman sur le bras, autour de ses cicatrices. » Pendant l’entretien, le téléphone de Malik a sonné, « C’est maman, plus tard ».
Il est complexe de situer précisément le moment où la consommation de produits s’immisce dans le parcours de vie de ces jeunes. Si certains en ont fait l’expérience dès le pays d’origine, pour d’autres, elle intervient plus tard lors du parcours migratoire et de leurs déambulations dans les divers pays d’Europe. Cette initiation se fait, le plus souvent, dans le cadre du groupe de pairs, sous les conseils et propositions d’autres jeunes ou par simple effet d’imitation, la consommation devenant un signe d’appartenance (Duvivier, 2014) ; elle peut également être induite par des adultes, dans le cadre de diverses formes d’exploitation. Nous y reviendrons.
Toutefois, si cette consommation débute pour des raisons variées, son installation dans le temps répond à une autre logique, celle de supporter, physiquement et psychologiquement, la situation de survie quotidienne dans laquelle ces jeunes sont plongés. Pour les professionnels de terrain, le constat est sans appel : la détérioration progressive des conditions de vie de ces jeunes provoque une aggravation de leurs consommations (poly-addictions et augmentation progressive des doses). La faim, le froid, la peur … Il s’agit d’endurer ces conditions, ou de tenter d’y faire face en recourant à des substances qui anesthésient les souffrances.
Cette consommation tourne principalement autour d’un usage détourné – en termes de dosage - de médicaments, que sont le Lyrica et le Rivotril, et de solvants (qui sont « sniffés » sur des mouchoirs ou dans des sacs en plastique, parfois partagés en groupe), de haschich et, plus rarement, de drogues dites dures comme la cocaïne.
L’usage préférentiel de ces produits peut notamment se comprendre dans une possible socialisation précoce au sein du pays d’origine où, pour des raisons culturelles, leur consommation serait mieux « tolérée » que l’alcool qui fait l’objet d’un tabou important, mais également d’une interdiction au code pénal (Chaudat, 2020). De plus, l’existence d’un marché noir important à Bruxelles rend ces produits relativement accessibles. Pour les médicaments de type Rivotril et Lyrica, plusieurs stratégies permettent d’ailleurs de se les faire prescrire légalement. Les différents solvants sont, quant à eux, en vente libre. Enfin, le coût relativement peu élevé de ces produits les rend d’autant plus attractifs et facilite les échanges, les « prêts » ainsi que les invitations à partager.
Par l’expérience, ces jeunes acquièrent progressivement une connaissance poussée des produits et de leurs effets. Ils établissent une relation presqu’« affective » avec le produit, lui conférant des surnoms en fonction par exemple de sa couleur et/ou de ses effets (Flye Sainte Marie, 2021 ; OFDT, 2022). Dans leur usage thérapeutique initial, le Lyrica et le Rivotril ont pour effet de diminuer les angoisses et les sentiments de mal-être physique et psychique. Consommés fréquemment et à forte dose, parfois en interaction avec d’autres produits, ces médicaments ont également un effet désinhibiteur. Le Rivotril se voit ainsi surnommé « mère courage ». Se donner du courage notamment lorsqu’il a fallu entamer le parcours migratoire dans des conditions plus que périlleuses ou lorsque dans le pays d’accueil, les stratégies de survie économique impliquent de commettre des faits de délinquance plus ou moins importants.
Cette surdose médicamenteuse n’est pas non plus sans effet sur leur état psychique. Il s’agit de s’anesthésier – de planer, d’être stone - pour oublier les traumatismes liés aux ruptures au pays, au parcours migratoire ou aux conditions de vie actuelles, qui ont souvent plongé le jeune dans une grande déception. Comme le résument très bien Wassim « pour t'étourdir dans la rue. Pour un peu oublier tes soucis. » et Mohammed, « pour ne plus réfléchir, pour être tranquille, pour vider la tête pour pouvoir dormir aussi ». Face à ce type de propos, des professionnels de santé bruxellois évoquent un phénomène d’automédication chez ces jeunes, qui, en utilisant ce type de médicaments pour s’apaiser, ne sont pas loin d’un usage médical « correct » - si les dosages étaient respectés.
Cette consommation, outre les effets néfastes qu’elle peut impliquer sur le métabolisme de ces jeunes, peut également engendrer des conduites à risques, notamment lorsqu’elle s’entrecroise avec des faits de délinquance. Le plus souvent, ces MENAS sont embrigadés pour commettre de petits faits délictueux, notamment des vols, mais aussi, pour participer au trafic de stupéfiants sur le territoire. A l’image de Ibrahim. Accosté par des personnes majeures, l’absence d’autres moyens de répondre à ses besoins primaires le pousse à accepter ces « jobs », qu’il redoute pourtant de faire. Pour se sentir à la hauteur, le produit devient une béquille. « Les deux [personnes] qui m’ont abordé étaient majeures. Ils sont venus m’accoster en me disant : viens avec nous, tu vas vendre de la cocaïne et du hashish pour nous et, moi, je ne m’en sortais pas très bien pour faire ça, je ne me voyais pas parler avec les gens, alors, j’ai refusé et j’ai dit : non, non, je ne sais pas comment faire. J’ai insisté et j’ai demandé de me proposer de faire un autre boulot mais pas ça et ils ont dit : non, on n’a rien d’autre pour toi, c’est ça ou rien et, tout de suite, ils deviennent plus agressifs avec moi. Voilà. Ça ne me laissait pas beaucoup le choix pour survivre, donc, j’ai beaucoup … pour avoir le courage, j’ai beaucoup consommé et, puis, j’ai volé et me voilà ici (en IPPJ). (…) Je n’ai eu le temps de croiser personne qui m’a proposé de l’aide, rien du tout. Ceux qui ont [proposé de] m’aider, c’est ceux qui m’ont donné la drogue pour me rendre accro comme ça je leur rachète et je leur dois de l’argent du coup. »
Aborder les faits de délinquance dans lesquels ces MENAS sont impliqués oblige à ouvrir le regard sur la possible exploitation dont certains sont victimes, et sur la question de la traite des êtes humains. « Ces enfants sont à la fois des victimes et à la fois des auteurs. C'est les deux. Et c'est probablement des victimes de traite plus que probablement, en tout cas des victimes de maltraitance. On est dans cette double logique. » (R., professionnel de l’intervention sociale). Cette question est souvent complexe à cerner et identifier. Elle l’est d’autant plus dans le cadre qui nous occupe que ces situations d’exploitation ne semblent pas, à première vue, être l’objet d’un réseau international organisé, comme c’est le cas pour d’autres publics, par exemple les jeunes Roms (Peyroux, 2012).
Ces jeunes semblent en effet soumis à des pratiques d’exploitation plus diffuses, moins organisées, mais non moins dévastatrices, parce qu’aussi plus invisibles, notamment pour les forces de l’ordre. Cette exploitation s’enracine dans une multiplication des relations d’exploitation interpersonnelles et temporaires changeant au gré des opportunités. C’est ce que Lavaud-Legendre nomme « l’ubérisation des formes contemporaines d’exploitation », cette exploitation se caractérise par des faits intermittents et est répétée sur des périodes de temps assez brèves.
L’acte de consommation est donc à repenser dans un contexte plus global, où les conditions de vie précaires de ces jeunes limitent particulièrement les choix qui s’offrent à eux, les entraînant vers des formes d’exploitation préoccupantes. Une extrême précarité qui pèse également sur l’état psychique de ces jeunes. Alors que la migration représentait pour eux le lieu de tous les possibles, du renouveau, leurs conditions de vie dégradées dans le pays d’accueil peuvent les plonger dans une profonde dépression. Santé mentale et consommation font inextricablement partie d’un mouvement commun.
Ne pas pouvoir se projeter dans un avenir, ne serait-ce qu’à court terme, être continuellement dans l’incertitude quant à la satisfaction de ses besoins primaires, devoir se protéger constamment des dangers de la rue sont autant de sources de stress qui rythment le quotidien de ces jeunes et les placent dans un état de veille obligatoire, sans possibilité de relâchement.
Lorsqu’ils arrivent sur le territoire bruxellois, ces jeunes ont souvent accumulé plusieurs années d’errance, durant lesquelles les événements violents ont été omniprésents. Que ce soit durant le voyage en tant que tel, à l’image de Wassim, qui caché, dans un camion durant plusieurs heures, sera hospitalisé d’urgence à son arrivée en Europe à cause des brûlures engendrées par la proximité du moteur, duquel il ne se sera pas éloigné de peur d’être découvert ; ou de Ali, agressé à Bruxelles par le tenancier d’une épicerie qui l’avait vu dealer dans la rue. C’est alors la police qui interviendra pour le protéger des coups.
Être soumis de manière répétée à de tels épisodes, devoir faire preuve d’une vigilance extrême à une étape de sa vie qui devrait être marquée par une relative insouciance influe irrémédiablement sur la santé mentale de ces jeunes et sur les comportements qu’ils adoptent pour tenter d’y faire face.
Si les jeunes rencontrés ont témoigné avec une relative aisance sur leurs pratiques de consommation et des faits de délinquance qui y sont parfois liés, la question de leur santé mentale, ou, plus généralement, de leur bien-être mental a été plus complexe à aborder, si ce n’est au détour de quelques petites phrases, lâchées timidement. Lorsque nous les interrogions sur les effets recherchés lors de la prise de certains médicaments ou autres substances, plusieurs de ces jeunes ont ainsi évoqué ces produits comme de possibles béquilles « pour aller mieux dans sa tête », « pour se vider la tête », « pour oublier les soucis et pouvoir dormir ». Ce recours aux substances psychoactives devient alors une stratégie que les jeunes mettent en œuvre pour faire face aux symptômes de mal-être psychique. En l’absence d’espaces sécurisés dans lesquels se poser/reposer/déposer et au sein desquels leurs besoins primaires, notamment, seront pris en compte, il semble impossible pour ces jeunes et les professionnels qui les entourent de prendre soin de leur bien-être mental.
Conclusion
En Belgique, la prise en charge de ces jeunes est d’autant plus complexe qu’elle s’inscrit dans un cadre légal et institutionnel où leur double statut de « mineur » et « migrant » rend trouble les responsabilités de chaque Ministère et administration publique. Alors que l’aide à la jeunesse relève d’une compétence dite communautaire, l’aide aux migrants relève du niveau fédéral. La question des MENAS dits « en errance », le plus souvent non demandeurs de protection internationale, conscients de leurs faibles chances d’aboutir à une régularisation, met alors à jour un certain nombre d’incohérences et de flou. Pour les professionnels de terrain, en accord avec les traités internationaux qui consacrent sans équivoque la protection des droits de l’enfant, ces jeunes doivent avant tout être considérés comme tels, des enfants, livrés à eux-mêmes et donc, protégés. Actuellement, à Bruxelles, de nouvelles offres de prise en charge sont annoncées et devraient voir prochainement le jour pour permettre à ces jeunes de disposer de lieux sécurisés et d’un suivi médical plus adapté, notamment en lien avec leur consommation et leur état de santé mentale fragilisé.
Face à leur extrême mobilité au sein de l’espace européen, les professionnels de terrain sont toutefois demandeurs que le suivi qui leur est offert puisse également transcender les frontières par la mise en place d’un réseau d’échanges entre professionnels à l’échelle européenne, et ainsi mieux répondre à la représentation que ces jeunes ont de l’Europe, comme un seul grand espace dans lequel il navigue depuis tant d’années.
Enfin, l’instabilité administrative de leur statut et l’angoisse qui l’accompagne sont des facteurs aggravants de leur état mental. Pour accompagner ces jeunes, il s’agit donc plus largement de pouvoir leur assurer un avenir sur le territoire dans lequel ils évoluent, afin qu’ils puissent s’y stabiliser et s’y projeter réellement et ainsi leur offrir la sécurité ontologique nécessaire pour envisager leur existence plus sereinement. Sans de véritables mesures qui permettent d’envisager la régularisation de ces jeunes sur le territoire belge, il est illusoire de penser pouvoir véritablement « prendre soin » d’eux.
Références bibliographiques
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[1] Lorsqu’un MENA est « signalé », l’Etat belge est dans l’obligation de lui désigner un tuteur, représentant légal chargé de veiller au bien-être du jeune. Le service des tutelles dépend du service fédéral de la Justice. Actuellement, le nombre de tuteurs est insuffisant et de nombreux MENAS sont en attente d’une désignation.
[2] Tous les prénoms utilisés sont des prénoms d’emprunt.