N°5 / Varia

Faire démocratie alimentaire ?

La caisse alimentaire commune de Montpellier : problématique et hypothèses d’une recherche-action participative.

Pauline Scherer

Résumé

La perspective de faire de l’alimentation un sujet de démocratie et de transformer l'organisation sociale et politique de l’alimentation, en vue d’agir contre les inégalités alimentaires et plus largement pour la durabilité des systèmes alimentaires, est au cœur d’une expérimentation collective menée actuellement à Montpellier (métropole de 500 000 habitants) : la caisse alimentaire commune. Elle s’inscrit dans une démarche de recherche-action participative et interroge la démocratie alimentaire et la citoyenneté alimentaire comme conditions d’une transition juste, permettant d’atteindre une « sécurité alimentaire durable ». En présentant les hypothèses et les méthodes mises au travail dans le cadre de la caisse alimentaire commune, nous interrogeons la construction de nouvelles protections sociales, susceptibles d'appréhender conjointement les risques sociaux et écologiques.

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La perspective de faire de l’alimentation un sujet de démocratie et de transformer l'organisation sociale et politique de l’alimentation en vue d’agir contre les inégalités alimentaires et plus largement pour la durabilité des systèmes alimentaires, est au cœur d’une expérimentation collective menée actuellement à Montpellier (métropole de 500 000 habitants) : la caisse alimentaire commune.

Elle a émergé à la faveur d’un travail de coopération territoriale initié dans le cadre du programme Territoires à vivreS, porté de 2021 à 2023 par cinq réseaux associatifs nationaux sur quatre territoires, dont la Métropole de Montpellier. Localement, l’idée de "caisse alimentaire commune" a été élaborée par un collectif d'acteurs rassemblant des habitants, des associations de solidarité alimentaire, des associations paysannes, d'éducation populaire, un supermarché coopératif, des organismes de recherche, la monnaie locale de l'Hérault, des techniciens et des élus de collectivités territoriales. Le processus de conception a été nourri par les “alternatives”[1] existantes sur le territoire (tiers-lieux solidaires, groupements d’achats citoyens, supermarchés coopératifs…), par une micro-expérimentation locale de bons d'achat solidaires à dépenser sur un marché de producteurs  (menée en 2021, dans le quartier Celleneuve à Montpellier[2]), par de précédents travaux de recherche-action sur les nouvelles formes de solidarités alimentaires et sur la démocratie alimentaire[3], et par l'idée de sécurité sociale de l'alimentation, portée par un collectif national. Cette idée constitue, pour l’expérimentation, une inspiration et un horizon politique.

Une démarche de recherche-action

Cette expérimentation s’inscrit dans un dispositif de recherche-action, qui souhaite engager des citoyens, des acteurs de la société civile, des acteurs économiques (en particulier des producteurs), des collectivités locales et des chercheurs. Elle vise “la co-production de connaissances, le renforcement des capacités et de la puissance d’agir, la transformation des rapports sociaux et le renforcement de la démocratie” (Maurel, 2010) et s’inscrit dans le champ des recherches sur la démocratie, la citoyenneté et les inégalités alimentaires.

Nos systèmes alimentaires sont traversés par de multiples inégalités sociales, principalement la précarité du travail de certains acteurs de la chaîne et la précarité alimentaire d’une part croissante de consommateurs. Cette précarité alimentaire, qui concerne aujourd'hui une diversité de personnes, se caractérise par des difficultés, majoritairement économiques, d’accès à la nourriture, en quantité et en qualité. La réponse apportée est la distribution de denrées via le système d’aide alimentaire, un dispositif pensé pour les situations d’urgence qui tend à devenir structurel, et qui pourtant est à l’origine de diverses violences pour celles et ceux qui y ont recours (Bonzi, 2023). La précarité alimentaire prend place dans des situations de précarité plus globales (logement, énergie, emploi…) souvent synonymes d’exclusion et de disqualification sociales (Paugam, 1991) s'accompagnant d’une exclusion politique (Braconnier et Mayer, 2015), qui limite la participation citoyenne des plus précaires.

Les inégalités d’accès à l’alimentation se renforcent lorsque l’on considère l’impératif écologique de transition des systèmes alimentaires vers une plus grande durabilité (sur le plan de la nutrition et de la santé, de la protection de la nature mais aussi sur le plan social, culturel, économique et politique). En effet, ces inégalités s’incarnent notamment dans des difficultés d’accès aux produits frais (fruits, légumes), peu transformés et de qualité (produits biologiques par exemple), qui fondent pourtant des régimes alimentaires plus durables. Les freins à une réelle transition alimentaire sont multiples (ils concernent les différentes étapes du système) et suscitent de nombreuses divergences. Cela interroge, pour nous, la dimension démocratique des choix qui orientent nos systèmes alimentaires et pose la question de l’exercice d’une démocratie alimentaire.

Le concept de démocratie alimentaire a été initié par Tim Lang, professeur de politique alimentaire, en 1996 en Grande Bretagne, “pour souligner la grande lutte au cours des siècles, dans toutes les cultures, pour permettre à tous les citoyens d'avoir accès à une alimentation décente, abordable et bénéfique pour la santé, cultivée dans des conditions dans lesquelles ils peuvent avoir confiance”. En France, Dominique Paturel et Patrice Ndiaye ont défini la démocratie alimentaire par la revendication des citoyens à reprendre le pouvoir sur la façon d’accéder à l’alimentation dans la reconnexion entre celle-ci et l’agriculture, et plus largement, les conditions de sa production (économiques, sociales et environnementales) » (Paturel, Ndyaye 2020). Le concept résonne avec de multiples initiatives locales, répondant à une défiance grandissante vis-à-vis du système agro-alimentaire industriel, et revendiquant la production et la consommation d’une alimentation “de qualité”. Majoritairement portées par des groupes issus de classes moyennes et supérieures, ces initiatives touchent peu les milieux modestes et précaires, nous invitant à poser la question complexe des inégalités d’accès à l’alimentation dite “de qualité”, en prenant en compte les différentes dimensions de l’accès : financière, géographique, culturelle, éducative, sociale, psycho-affective etc. Face au défi d’une précarité alimentaire grandissante (16% de la population n’a pas toujours de quoi se nourrir, selon l’étude 2022 du CREDOC), et dans la continuité du mouvement de démocratie alimentaire, de nouvelles formes de solidarités alimentaires ont émergé. Nous désignons ici des actions collectives qui reposent sur une approche de la solidarité se voulant plus territoriale, systémique, et/ou démocratique en termes d’accès à l'alimentation. Comme nous l’avons montré dans le projet de recherche SOLACI, mené en 2021 sur les initiatives de solidarités alimentaires citoyennes ayant émergé pendant la « période COVID » et ses confinements (Scherer, 2022), certaines d’entre elles activent des formes d’engagement et de citoyenneté alimentaire tournées vers une ou plusieurs dimensions de la durabilité (environnementale, sociale, sanitaire et nutritionnelle, culturelle, économique et politique). En visant par exemple la qualité de l’alimentation et le soutien aux producteurs locaux, en mettant en œuvre des activités de productions ou en s’intéressant aux modes de production agricole, en créant des espaces d’implication, de débat et de prise de décision collective et en recherchant des modes d’organisation horizontaux, ces initiatives tendent à s’inscrire dans des formes de « solidarités alimentaires démocratiques et durables » en référence au concept de « solidarités démocratiques » du sociologue Jean-Louis Laville (Laville, 2019), qui associe les principes de redistribution, de pouvoir d’agir et de liberté d’association, qui allie démocratie et économie.

 

Ces initiatives, souvent expérimentales, restent cependant minoritaires et minorées : numériquement, en “volume” de personnes et de denrées, mais aussi en termes de reconnaissance et de rapport de pouvoir. Malgré leur multiplication, elles peinent à insuffler un changement de système plus profond. Pourtant la question d’un droit à l'alimentation durable est aujourd'hui posée, notamment à travers les travaux sur la recherche d’une sécurité alimentaire durable, reposant sur une démocratie alimentaire en acte. Le rapport “Vers une sécurité alimentaire durable : enjeux, initiatives et principes directeurs”, publié par Terra Nova et rédigé par sept chercheuses et chercheurs de différentes disciplines (Cavaillet et alt. 2021), pointe les limites de l’actuel dispositif d’aide alimentaire au regard de différents enjeux notamment la nutrition, la complexité logistique et administrative, les modes de financement, l’impact environnemental, les effets de discrimination et de stigmatisation, et le respect des droits humains. Le rapport analyse également les dispositifs dits alternatifs à l’aide alimentaire (groupements d’achats, épiceries ouvertes à tous, cuisines de quartier…), “qui se sont développés dans la dernière décennie, pour tenter de répondre à certaines des limites de l’aide conventionnelle” et formule une liste de critères “que devrait remplir un dispositif favorable à une sécurité alimentaire durable”.  Pour eux, “la sécurité alimentaire durable existe lorsque tous les individus ont un accès (économique, physique et social) égalitaire à une alimentation durable[4] de manière coordonnée et pérenne (...). Il est indispensable que le dispositif regroupe un ensemble de mesures agissant sur l’accessibilité économique, l’accessibilité physique, l’empowerment individuel et le lien social, tout en incluant une réponse aux situations d’urgence ainsi qu’une démarche « d’aller-vers » pour limiter le non-recours”. Les auteurs et autrices précisent que ce type de dispositif va de pair avec la disponibilité d’une offre alimentaire sur les territoires et des dynamiques de démocratie alimentaire.

 

“La démocratie alimentaire émerge comme un terreau particulièrement propice à la construction d’une nouvelle citoyenneté, dans laquelle les citoyens retrouvent les moyens d’orienter l’évolution de leur système alimentaire à travers l’ensemble de leurs décisions et pas uniquement celles qui concernent leurs actes d’achat. A la différence du ‘consomm’acteur’ qui reste ancré dans une démarche d’achat et de consommation, le concept de démocratie alimentaire ouvre la perspective d’une citoyenneté alimentaire (food citizen) basée d’une part sur le droit à une alimentation durable pour chaque individu et d’autre part sur une réappropriation de la décision démocratique de façon collective quant aux choix des systèmes alimentaires”(Cavaillet et alt. 2021).

Dans la perspective de ces travaux, notre question de recherche interroge les manières de développer une approche démocratique des enjeux d’accès à l’alimentation, au regard des inégalités sociales, environnementales et politiques, et des impératifs écologiques et sanitaires de transformation du système alimentaire. Nous formulons l’hypothèse que la démocratie alimentaire, nourrie par l’exercice d’une citoyenneté alimentaire articulée aux politiques publiques, est la condition d'une transformation agro-alimentaire juste, porteuse de changements en termes d'accès à l'alimentation, de pratiques alimentaires, d’environnements et de systèmes alimentaires vers plus de durabilité. Cette hypothèse s’incarne dans l'expérimentation d’une “caisse alimentaire commune” : un dispositif territorial multi-acteurs, basé sur la constitution et la gestion collective d’un budget selon un principe de redistribution, et dont le système décisionnel repose sur un comité citoyen de l’alimentation, pensé comme un espace d’éducation populaire, de citoyenneté et d’empowerment.

« La citoyenneté alimentaire, c'est bien plus que d'avoir le privilège de choisir une bonne nourriture. Il s'agit d'avoir une capacité d’agir individuelle et collective au sein d'une société où le capitalisme, les inégalités sociales et un réseau alimentaire complexe se croisent. Cela exige de nous la responsabilité d'être véritablement humanitaires, d'être des protecteurs de la nature et de défendre une véritable démocratie et les droits de l'homme. Notre citoyenneté alimentaire nous place en tant que détenteurs de droits dont le droit à l'alimentation, pour tenir notre gouvernement responsable de son devoir de veiller à ce que toutes les personnes puissent accéder à une alimentation culturellement appropriée, saine, durable et juste ». Dee Woods, co-fondatrice de la Granville Community Kitchen et membre du Food Ethics Council (traduction libre).

La recherche-action a pour objectif d’une part, de co-construire et caractériser le dispositif de caisse alimentaire commune dans ses différents volets, et d’autre part de mesurer les contributions d'un tel dispositif à différentes dynamiques de changement.

 

Présentation du dispositif expérimental

« Expérimenter, c’est constituer un contre-pouvoir à l’intérieur même des situations.

Expérimenter, c’est faire advenir de nouvelles formes de vie et d’activité, de pensée et de création.

Expérimenter, c’est se montrer aussi inventif et créatif que le sont les formes contemporaines de pouvoir.

Expérimenter, c’est opposer aux dispositifs de domination une puissance d’autonomie et de singularisation.

Expérimenter, c’est faire varier une situation pour en moduler les perspectives.

Expérimenter, c’est déployer une question à l’endroit même où les institutions imposent une solution. »

Pascal Nicolas Le Strat - Micropolitique de l'expérimentation (2009)

 

Le dispositif expérimental de caisse alimentaire commune est composé de trois volets principaux : démocratique, économique et productif. Il tend à s’inscrire dans ce que Jean-Louis Laville nomme “les initiatives citoyennes susceptibles de réinventer l’idée de l'associationnisme du 19e siècle, dans une recherche de conciliation du politique et de l’économique, en se basant sur l’égalité des droits et la recherche du bien commun”. Laville évoque le concept de “solidarités démocratiques” pour montrer la manière dont les initiatives citoyennes conjuguent principes démocratiques et formes de vie quotidienne, dans des actions collectives qui génèrent des espaces publics de proximité, tout en répondant aux besoins matériels. 

Le dispositif de caisse alimentaire commune postule l'alimentation comme “commun” et son processus de co-construction comme “une fabrique du commun” qui s’incarne dans des modes d’action, d’organisation, de relations et de gouvernance, tentant d’échapper à l’alternative unique de la propriété privée et de la propriété publique (qui vont de pair avec l’action caritative). Ce commun, selon Benjamin Coriat (2015), “ n’existe que sous une triple existence : une « ressource » mise en commun et partagée ; un mode d’accès à la ressource et des règles de partage (et/ou des bénéfices qui en sont tirés) ; un mode de gouvernance de la ressource (...)”.

Les hypothèses de co-construction du dispositif

Une organisation démocratique

Mobilisation et participation citoyenne : Le dispositif de caisse alimentaire commune s’inscrit dans une dynamique large de démocratie alimentaire, reposant notamment sur des lieux de proximité, dans les différents quartiers, proposant des actions collectives autour de l'alimentation, dans l’esprit de l’éducation populaire. Ces espaces initiés de manière informelle par les habitants ou par des organisations associatives ou coopératives visent notamment à activer des formes de citoyenneté alimentaire en passant par des actions concrètes et participatives (groupements d’achats, épiceries sociales et solidaires, espaces d’accueil sociaux, épiceries associatives ou coopératives, cuisines collectives, espaces de convivialité…). Ils reposent sur la recherche de modes d’organisation et de prise de décision horizontaux, auxquels chacun peut prendre part. À partir de ces lieux, peuvent s’observer des “parcours d’engagement” et de “développement du pouvoir d’agir”, notamment chez des personnes en situation de précarité et/ou éloignées de la participation politique, sur la question alimentaire. La mobilisation des membres du comité citoyen de l'alimentation de Montpellier, repose sur l’existence de lieux de ce type, ainsi que sur une programmation d’actions spécifiques, notamment des ateliers cuisine, des projections de film, des pique-niques citoyens et l’organisation de balades “alimentation” (lecture collective du paysage alimentaire de mon quartier) dans différents quartiers sur une période de 6 mois.

Le Comité citoyen de l’alimentation. Il est composé d’habitants et habitantes du territoire, issus de différents quartiers et communes de la Métropole, dont la moitié sont directement concernés par la précarité alimentaire. Ce comité citoyen, pensé comme un espace d'éducation populaire et organe de gestion du budget de la caisse, a pour fonction de définir, de manière démocratique, le mode de fonctionnement de la caisse, notamment sur la question des critères fixant les montants des cotisations des participants et les critères de conventionnement de lieux d’achats alimentaires dans lesquels pourra être utilisée la monA (Monnaie alimentaire - voir plus bas). 

Nous formulons l’hypothèse 1) que le comité citoyen de l'alimentation est un espace d’empowerment, au sens du renforcement du pouvoir d’agir, susceptible de nourrir une réappropriation des questions alimentaires par les participants (vue comme condition de la démocratie alimentaire), mais aussi une “dynamique individuelle d'estime de soi et de développement de ses compétences, articulé avec un engagement collectif et une action sociale transformative” (Bacqué et Biewener, 2013) ; 2) qu’il constitue un espace de participation politique, générant un renforcement des formes d’engagement et de citoyenneté alimentaire, devant s’articuler à la définition des politiques publiques, pour devenir un espace de démocratie alimentaire, porteur de transformations sociales et publiques.

La gouvernance multi-acteurs de la caisse (système décisionnel). Le dispositif de caisse alimentaire commune repose sur un travail de co-construction entre habitants, acteurs locaux (notamment économiques), chercheurs et collectivités locales. La question de la répartition du pouvoir décisionnel entre ces différentes parties prenantes pour gouverner la caisse alimentaire commune est posée, et va de pair avec la question de la forme juridique qu’elle pourrait adopter, dans une perspective de pérennisation.

Une organisation économique

Un budget aux multiples entrées. La caisse alimentaire repose sur une mise en commun de ressources. Son budget est abondé par trois sources de financements :  fonds publics, fonds privés, et cotisations des participants selon un principe “chacun cotise à la caisse chaque mois en fonction de ses moyens, pour tous recevoir la même somme, à savoir 100 monA (équivalent euros) par mois, pendant un an, à dépenser dans un circuit de lieux d’achats conventionnés par le comité citoyen de l’alimentation. L’évolution des sources de financement de la caisse dans un but de pérennisation est une des questions de l’expérimentation.

Une monnaie alimentaire numérique “open source” reposant sur les outils de gestion d’une monnaie locale complémentaire et permettant les transactions financières dans le respect des règles de fonctionnement élaborées par le comité citoyen.

Un circuit de distribution conventionné. La caisse alimentaire génère un circuit économique local basé sur le principe de conventionnement de commerces, artisans et producteurs, selon des critères élaborés collectivement et démocratiquement par le comité citoyen. Elle génère ainsi des flux économiques entre habitants et lieux d’achats, soutenus par les financements publics et privés dans une recherche de redistribution et de justice sociale. Au-delà des lieux d’achats existants, conventionnés par la caisse, celle-ci peut-être un vecteur de transformation de certains commerces en termes d'approvisionnement, et de création de nouveaux lieux d’achats (paniers, AMAP, coopératives…) s’inscrivant dans une logique d’économie sociale et solidaire, de non lucrativité ou de lucrativité limitée. Le processus de conventionnement s’inscrit alors dans une perspective de transformation des environnements alimentaires du territoire.

Une ambition de soutien et d’organisation de la production

Approvisionnements des lieux conventionnés. La caisse alimentaire commune repose sur une organisation logistique (commandes et transports) commune facilitant l'acheminement des produits vers les lieux de distribution conventionnés.

Structuration de filières agro-alimentaires, dans une perspective de soutien aux producteurs. La caisse alimentaire commune permet d’agir sur la planification des cultures, la définition et le respect du juste prix, la sécurisation de débouchés économiques pour les producteurs et la pérennisation de filières durables.

Nourrir le projet de sécurité sociale de l’alimentation

Sans en être une application locale, la caisse alimentaire commune est guidée par les grands principes politiques du projet de sécurité sociale de l’alimentation tel qu’il a été élaboré par le collectif national pour une sécurité sociale de l’alimentation, qui a travaillé sur un socle commun du projet.

« Le collectif travaille à l’intégration de l’alimentation dans le régime général de la sécurité sociale, tel qu’il a été initié en 1946 : universalité de l’accès, conventionnement des professionnels réalisé par des caisses gérées démocratiquement, financement par la création d’une cotisation sociale à taux unique sur la production réelle de valeur ajoutée. »[5].

Ce projet politique porté au niveau national, qui repose sur de fortes dynamiques démocratiques autour de l’alimentation, vise à garantir l’accès de tous et toutes à l’alimentation, dans une logique de prévention des risques sociaux, sanitaires et environnementaux par une sanctuarisation du budget alimentaire des foyers, et l’investissement dans la transformation du système alimentaire.

« Concrètement et sur le modèle du système de santé, une carte vitale de l’alimentation donne accès à des produits conventionnés pour un montant de 150€/mois et par personne. Le conventionnement repose principalement sur des caisses primaires gérées démocratiquement au niveau local, et articulées avec une instance nationale composée de membres représentants de ces caisses ».

 

L’expérimentation de caisse alimentaire commune de Montpellier a été pensée en relation avec ces grands principes :

L’universalité : le dispositif n’est pas créé pour une population ciblée (les plus précaires), mais interroge la mise en place d’une protection sociale pour l’ensemble de la population. En ce sens, les participants de l’expérimentation de Montpellier sont issus de diverses classes sociales. Les participant.es sont tiré.es au sort ou mobilisé.es via des partenaires sociaux pour constituer un échantillon représentatif de la population de la Métropole en termes d’âges et de revenus.

La cotisation : une cotisation sociale obligatoire ne peut être mise en place à l’échelle locale, sans dispositif macro-économique. Néanmoins, l’esprit de la cotisation est présent dans l’expérimentation puisque chaque participant cotise à la caisse « selon ses moyens”.

Le conventionnement : le processus de conventionnement démocratique est au cœur de l’expérimentation, et se concrétise en un travail collectif de définition de critères de qualité de l’alimentation et de choix de lieux d’achats conventionnés.

L’approche systémique : La caisse alimentaire se veut un levier de soutien aux producteurs et de transformation des modes de production, transformation, distribution et consommation.

Observation et analyse du processus d’expérimentation

Méthode et hypothèses

Le dispositif de recherche mis en place à partir de l’expérimentation de caisse alimentaire commune se situe à la croisée de l’évaluation et de la recherche-action participative*.

*Les démarches de recherche-action « considèrent l’expérience, l’action (ou l’activité) comme source de connaissance et assument une posture d’engagement du chercheur dans la transformation de la réalité (ou d’efficacité pratique de la recherche) » (Morvan, 2013).

**La dimension participative désigne la mise en relation et l’implication de l’ensemble des parties prenantes liées au sujet abordé, en premier lieu les « premiers concernés ». Elle induit la mise en commun des ressources, l’implication du chercheur, le croisement des savoirs, la recherche de relations égalitaires et non concurrentielles entre les parties et les savoirs, la recherche de partage des bénéfices (Scherer, 2021).

 

Le dispositif repose sur la mise en place d’un conseil scientifique pluridisciplinaire élaborant le cadre de recherche et la méthode qui inclut une observation participante du processus, un recueil de données (entretiens individuels et collectifs, questionnaires) et une analyse collective et participative (ateliers de recherche), impliquant les citoyens et acteurs de l’expérimentation. À partir des données recueillies, cette analyse collective s’attachera à identifier les changements dont peut être vectrice une caisse alimentaire commune, telle que caractérisée dans le cadre de l’expérimentation.

Des hypothèses de changements

Développement de formes de solidarités alimentaires démocratiques et durables

En partant de l’histoire des dispositifs d’aide alimentaire et de celle des alternatives au système alimentaire industriel, nous montrerons comment la caisse alimentaire commune s’y inscrit et/ou s’en démarque, en caractérisant le système de valeurs, la vision politique et les modalités qu’elle propose, dans une perspective d’évolution des formes de solidarité alimentaire, portées par les citoyens, les associations et/ou les pouvoirs publics. Il s’agira de l’analyser à la fois dans les « intentions de départ » mais aussi dans l’appropriation qui en est faite tout au long du processus par les différentes parties prenantes, afin d’observer les évolutions, les convergences et les divergences, à la fois entre le démarrage et l’aboutissement mais aussi entre les différents acteurs impliqués.

Amélioration de la sécurité alimentaire et de l’accès à une alimentation qualitative et durable

À partir des différents freins d’accès à l’alimentation dite “de qualité” (financiers, géographiques, physiques et pratiques, sociaux et culturels), nous identifierons en quoi, dans quelle proportion et à quelles conditions, le dispositif permet de lever ces freins pour les participants et leurs entourages. Nous nous attacherons également à observer l’évolution du niveau de sécurité alimentaire (quantitative et qualitative), au cours de l’expérimentation (objective et subjective).

Activation de formes de citoyenneté alimentaire et d’engagement, développement du pouvoir d’agir sur l’alimentation et au-delà, et processus de politisation

À partir des définitions de la citoyenneté alimentaire et du pouvoir d’agir, nous observerons les processus à l’œuvre en termes de parcours de participation, lien social, dynamiques individuelles et collectives (estime de soi, capacité de prise de parole), apprentissages et  prise de conscience, élaboration de points de vue, politisation du sujet, propension à l’engagement dans des actions collectives et/ou des actions de plaidoyer, interactions avec des représentants élus à différentes échelles, formulation d’avis sur les politiques publiques, recherche de l’intérêt général… sur la question de l’accès à l’alimentation durable.

Écologisation des pratiques alimentaires

À travers l’enquête et le recueil des données d’achats des participants dans un maximum de lieux d’achats conventionnés, nous analyserons en quoi, à quelle hauteur et selon quels leviers, la caisse alimentaire est un vecteur d’écologisation des pratiques alimentaires (consommation de fruits et légumes de qualité, notamment issus de l’agriculture biologique, avec un prix rémunérateur pour le producteur, diminution de la consommation de viande et de produits transformés), tout en s’attachant à caractériser l'appréhension faite par les participants de ce qu’est une alimentation de qualité et durable ; et à envisager des changements différenciés en fonction des typologies de participants.

Evolution des environnements alimentaires et des systèmes alimentaires vers plus de durabilité

À partir des travaux qui constatent l’effet de l’environnement alimentaire sur les pratiques de consommation,  et de l’observation du processus de conventionnement de la caisse alimentaire commune, qui active notamment le levier des circuits-courts et de proximité, nous observerons la propension du dispositif à soutenir des changements dans l’offre alimentaire de certains quartiers (renforcement de certains lieux d’achats “déjà considérés comme durables”, création de nouveaux lieux d’achats, transformation de lieux d’achats existants, notamment en termes d’approvisionnements) et, par prolongement comment ces changements peuvent soutenir la production et une évolution du système alimentaire territorial.

Transformation des politiques publiques vers la recherche d’une sécurité alimentaire durable

À travers le travail du comité institutionnel et de l’enquête nous interrogerons le regard des institutions sur l’expérimentation en lien avec les politiques menées (sociales, alimentaires, agricoles, santé) qui peut s’incarner par exemple dans : des changements de points de vue et de discours, des “réorientations” de financements publics, un appui des collectivités et de l’état à l’élaboration d’un modèle économique pérenne notamment via les instruments dont disposent les institutions, des changements de référentiels dans les appels à projets et l’évolution des modalités d’accès aux financements, un appui au développement d’approches transversales, de dispositifs “en commun” (institutions / société civile/ acteurs économiques / citoyens), la mise en place d’une gouvernance territoriale, incluant une forte participation citoyenne, etc.

Appui à un développement économique local et durable (efficace, équitable, limitant ses impacts environnementaux)

À travers le chiffrage et l’analyse des flux économiques générés par la caisse alimentaire commune, ainsi que l’observation du processus de conventionnement, notamment en termes de modèles économiques des lieux d’achats conventionnés, nous observerons la propension du dispositif à soutenir la production et l’économie locale, à impulser ou soutenir des modèles économiques durables autour de l’alimentation (économie sociale et solidaire, lucrativité limitée, coopération/mutualisation…) et par conséquent à créer de la valeur matérielle et immatérielle sur le territoire.

Contribution au projet politique de sécurité sociale de l’alimentation porté au niveau national 

À travers l’enquête, nous observerons et analyserons l’apport de l’expérimentation de caisse alimentaire sur certains principes défendus par le projet de SSA : la mise en place et la gestion démocratique d’une caisse locale (fonctionnement du comité citoyen), le processus de conventionnement et sa mise en application opérationnelle avec les lieux d’achats (activité du comité citoyen), le comportement des participants au niveau économique, leur “vécu” de la cotisation, leur « projection » vers une cotisation nationale (notamment en terme d’acceptabilité).

La recherche-action menée à partir de l’expérimentation de caisse alimentaire commune se déroule sur la période 2022 – 2024 (phase 1 de l’expérimentation). Elle entend contribuer à la recherche sur les inégalités sociales et la démocratie alimentaire dans un contexte de nécessaire transition des systèmes agro-alimentaires vers une “sécurité alimentaire durable”. Aussi, elle entend contribuer aux recherches sur la participation et la démocratie, notamment en termes de participation politique des personnes habituellement exclues du débat public, et aux recherches sur de nouvelles protections sociales, susceptibles d'appréhender conjointement les risques sociaux et écologiques.

 

Bibliographie

Bacqué MH.et Biewener C. (2013). L’empowerment, une pratique émancipatrice ? La découverte.

Bonzi B. (2023). La France qui a faim. Le don à l’épreuve des violences alimentaires. Seuil. Anthropocène.

Braconnier C. et Mayer N. (2015). Les inaudibles, sociologie politique des précaires. Presse de Sciences Po.

Coriat B. (2015) Qu’est-ce qu’un commun ? Quelles perspectives le mouvement des communs ouvre-t-il à l’alternative sociale ? Les Possibles — No. 05 Hiver 2015. 

Cavaillet F. Darmon N. Dubois C. Gomy C. Kabeche D. Paturel D. Perignon M. (2021). Rapport “Vers une sécurité alimentaire durable : enjeux, initiatives et principes directeurs”, Terra Nova.

Laville JL. (2019). Réinventer l’association. Contre la société du mépris. Editions Desclée de Brower.

Nicolas Le Strat P. (2019). Micropolitique de l’expérimentation. https://pnls.fr/cat/micropolitiques-de-lexperimentation/

Paturel D.et Ndyaye P. (2020). Le droit à l’alimentation durable en démocratie. Editions Champs Social.

Paugam S. (1991). La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté. Presse Universitaire de France.

Scherer P. (2021). La recherche-action : un processus d’analyse et de transformation sociale pour l’accès à l’alimentation durable (Chap 13) in Méthodes d'investigation de l'alimentation et des mangeurs (MIAM) - Dir. Figuié Muriel. Quae.

Scherer P. (2022) Expression et développement de formes de citoyennetés alimentaires : vers des communs alimentaires ? Projet de recherche SOLACI. https://www.chaireunesco-adm.com/Solaci
 

 

[1] Actions alternatives au système alimentaire dominant et au dispositif traditionnel d’aide alimentaire.

[2] Initiative portée par les associations L’esperluette et marché paysan pour 50 foyers en situation de précarité.

[3] Recherche-action “ les Tiers-Lieux de solidarité et de transition alimentaires” (LERIS), Programme Accessible (Réseau CIVAM),

[4] *Selon la FAO “une alimentation durable protège la biodiversité et les écosystèmes, est acceptable culturellement, accessible, économiquement loyale et réaliste, sûre, nutritionnellement adéquate et bonne pour la santé, optimise l’usage des ressources naturelles et humaines (2010). L'alimentation durable est issue d’un système alimentaire durable, à savoir un ensemble de pratiques, de politiques, de processus et de comportements liés à la production, à la distribution, à la consommation et à la gestion des aliments d'une manière qui minimise les impacts négatifs sur l'environnement, tout en favorisant la santé humaine, la justice sociale et la viabilité économique à long terme. Dans le cadre du programme de recherche URBAL, cinq grandes dimensions de la durabilité ont été identifiées : santé et nutrition, sociale et culturelle, environnementale, économique et politique (gouvernance).

[5] https://securite-sociale-alimentation.org/la-ssa/a-propos-de-la-securite-sociale-de-lalimentation/

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