Pendant la crise du Covid-19, le recours à l’aide alimentaire est devenu un sujet récurrent dans le débat public. Les images des longues queues d’étudiantEs à l’attente de colis ou les déclarations des associations bénéficiaires d’une habilitation à l’aide alimentaire, qui estimaient que le nombre de bénéficiaires avait doublé en moins de dix ans, ont mis en évidence le paradoxe que représente la persistance de la faim sur le territoire national malgré une surproduction agricole (près de 10 millions de tonnes de nourriture sont gaspillées chaque année en France[1]). À travers une enquête ethnographique auprès des espaces de distribution de nourriture mis en place par l’association des Restaurants de Cœur, l’anthropologue Bénédicte Bonzi propose un regard détaillé sur cette partie de la population française touchée par la précarité alimentaire, dans d’autres mots, cette « France qui a faim ».
Bénédicte Bonzi est docteure en anthropologie sociale et chercheuse associée au LAP (Laboratoire d’Anthropologie Politique). Issu de sa thèse doctorale, son livre « La France qui a Faim » cherche à interroger ce que révèle l’exercice du don de nourriture aujourd’hui, dans une « société d’abondance » (p.13) et un monde agricole en grande difficulté. Explorant l’association des Restos du Cœur – son histoire, l’organisation des espaces de distribution et les profils des bénéficiaires et des bénévoles – et l’évolution des politiques agricoles qui encadrent l’aide alimentaire en France, l’autrice parvient à rendre compte des complicités entre les injustices du système alimentaire contemporain et la manière dont les pouvoirs publics ont institutionnalisé l’aide alimentaire.
L’enquête tourne autour de deux notions centrales : le don alimentaire et les violences alimentaires. La première constitue le cadre théorique d’analyse. À travers une lecture des travaux de Mauss, Caillé, Godbout et Godelier en anthropologie du don, Bonzi souhaite « distinguer l’économie du don dans sa spécificité et la confronter à celle du marché libéral classique » (p. 71). Elle montre ainsi comment, soumis à une économie de marché libéral et en dépit des volontés individuelles des bénévoles, le don alimentaire devient le théâtre de rapports de domination. Basée sur ce constat, l’autrice formule la notion de « violences alimentaires » pour faire référence au non-respect du droit à l’alimentation chez les bénéficiaires des aides. En revanche, si Bonzi s’appuie d’observations sur les espaces de distribution pour décrire et caractériser l’expression des violences alimentaires, elle s’efforce pour rappeler que ce n’est pas l’aide alimentaire qui est violente. Il s’agit d’une violence structurelle causée par un système alimentaire global qui se sert de l’aide alimentaire pour reproduire un modèle privilégiant le profit marchand sur la dignité humaine.
Synthèse de l’ouvrage
Cherchant à décrire finement les dispositifs d’aide alimentaire et les enjeux de pouvoir sous-jacents, l’autrice divise son ouvrage en quatre parties :
La première partie de l'ouvrage est consacrée à la compréhension de ce qu'est le don alimentaire aujourd'hui. Dans un premier temps, la chercheure retrace l'histoire des Restaurants du Cœur depuis sa fondation en 1985 par le comédien Michel Colucci. Elle rappelle que le projet s'appuie sur les excédents de la politique agricole commune (PAC) et montre comment l'aide alimentaire s'est développée dans le contexte d'une économie de la surproduction et des bas prix, ce qui a entraîné une énorme détresse pour les producteurs. Par la suite, elle propose une définition du don alimentaire sous l'angle anthropologique. Elle montre comment celui-ci peut être le théâtre de violences, d'humiliations et d'injustices. Cependant, elle souligne également comment, principalement motivés par des valeurs morales et le principe de justice, les bénévoles parviennent à rendre visibles les résistances aux violences et les liens sociaux qui se créent à travers leur activité.
Après avoir expliqué les enjeux sous-jacents à l’exercice du don alimentaire, Bonzi se penche sur ces visages cachés qui doivent se soumettre aux dispositifs d’aide alimentaire dans un pays où « les aliments sont abondants et les droits fondamentaux » (p. 107). À travers une ethnographie du non-respect de leurs droits, elle cherche à faire une description de la « faim des bénéficiaires de l’aide alimentaire » (p. 110). Ainsi, nous est présentée la manière dont les différentes nécessités non-satisfaites – se loger, s’instruire, travailler, se soigner, etc… – s’articulent avec la précarité alimentaire des bénéficiaires enquêtés.
La troisième partie s’attarde sur les dimensions éthiques soulevées par l’aide alimentaire. Bonzi commence par mettre en lumière les contradictions auxquelles font face les bénévoles des Restos du Cœur au quotidien. Face à l’évidence « naturelle » que le droit à l’alimentation est fondamental pour l’existence humaine et confrontés de manière constante au non-respect de ce droit, cette tension se trouve à l’origine de leur engagement et conduit à l’émergence de leur propre conception de justice. Par la suite, Bonzi va retracer le parcours de demande pour devenir bénéficiaire des dispositifs de l’association – autres que la maraude – afin de montrer les grosses difficultés qui caractérisent ce parcours.
Dans la quatrième et dernière partie, l’autrice introduit la notion de « violences alimentaires » et explique son intérêt méthodologique, théorique et politique. Conséquences directes des injustices du système alimentaire contemporain, elles sont rendues visibles dans les lieux de distribution alimentaire. Pourtant, elle met en valeur l’action des bénévoles en soulignant l’économie morale qui se développe à travers leurs actions. En effet, c’est à partir de leurs formes de résistance quotidienne aux incohérences des normes qui encadrent le don de nourriture que l’autrice propose de transformer l’aide alimentaire. Sous forme de conclusion, Bonzi montre en quoi le modèle d’une Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA) pourrait résoudre une grande partie des problématiques soulevées.
Analyse
Trois grandes idées se dégagent de la lecture de cet ouvrage. Plutôt que d’assurer une alimentation digne, l’aide alimentaire contribue à refreiner la violence provoquée par le non-respect du droit à l’alimentation sans s’attaquer à ses origines structurelles. « Lorsque les bénévoles distribuent leur plat de résistance, c’est avant tout une population économiquement à l’abri qu’ils protègent des conséquences de la pauvreté (vols, révoltes, émeutes de la faim) » (p. 15). En observant le fonctionnement de l’aide alimentaire, Bonzi met en évidence des choix politiques du gouvernement dans sa gestion de la population et, plus précisément, de la pauvreté. Imbriqué aux logiques marchandes du système agro-alimentaire contemporain, l’aide alimentaire permet l’exercice d’un pouvoir disciplinaire ; selon Foucault, la discipline est une méthode de gouvernance des corps qui implique de les organiser dans l'espace en fonction de leur statut, leurs forces, leurs rôles, etc., tout en contrôlant leurs comportements et attitudes pour les rendre dociles et soumis, et donc utiles. Cela suppose la création de dispositifs qui garantissent la pérennité de cette normalisation, notamment en utilisant des connaissances qui légitiment ces conduites prescrites par le pouvoir disciplinaire comme des vérités naturelles. En d'autres termes, le pouvoir disciplinaire utilise des techniques sociales et matérielles telles que la visibilité, le dressage et la pédagogie pour façonner une identité en harmonie avec ce pouvoir. En effet, être aidé semble justifier le fait de ne pas prétendre à un droit plein et entier. Il semble injuste que quelqu’un qui ne paye pas sa nourriture mange mieux que celui qui travaille. Cette normalisation permet de cliver la population entre ceux qui sont capables de répondre aux normes et méritent de se nourrir et ceux qui sont incapables et, par conséquent, s’exposent quotidiennement au risque de mourir.
En pliant le don alimentaire aux règles du marché capitaliste contemporain (appel d’offres, libre concurrence, respect des règles d’hygiènes…), les pouvoirs publics le dépouillent de la réciprocité qu’il suscite. Ce qui est visé n’est plus le don/contre-don, mais un dispositif efficient où un seul produit peut générer davantage de profit sans s'attaquer aux problèmes structurels causés par la surproduction agricole. L'autrice dénonce ainsi comment le système d’aide alimentaire se transforme pour non seulement absorber les surplus du marché alimentaire mais contribuer à son développement à travers une injonction à la surconsommation. Subordonner la nourriture aux lois du marché alimentaire implique donc l’exercice de deux formes de biopouvoir (Larochelle, 2016) : discipliner les corps qui reçoivent gratuitement de la nourriture – que personne n’a voulu – et gouverner « les corps qui doivent consommer toujours plus, vouloir choisir et ainsi permettre l’essor de la production agroalimentaire dans tous les excès et dérives qu’elle génère » (p. 386). À propos de la notion Foucaldienne de biopouvoir, Achille Mbembé (2006) propose une explication synthétique très utile à mes propres yeux : « Dans la formulation de Foucault, le biopouvoir semble fonctionner en distinguant les personnes qui doivent mourir de celles qui doivent vivre. Parce qu’il opère sur la base d’une division entre le vivant et le mort, un tel pouvoir se définit lui-même en lien avec le champ biologique – dont il prend le contrôle et dans lequel il s’investit. Ce contrôle présuppose la distribution des espèces humaines en différents groupes, la subdivision de la population en sous-groupes, et l’établissement d’une césure biologique entre les uns et les autres. »
Les violences alimentaires se rendent palpables de différentes manières, les repérer est fondamental pour dévoiler les logiques sous-jacentes à l’organisation du système alimentaire contemporain. À l’intersection entre « une politique agricole qui impose de produire toujours plus, une politique libérale qui laisse le marché fixer les règles de l’offre et la demande et une politique sociale basée sur le don et soucieuse de couter moins cher » (p. 14), le système alimentaire français est source de rapports de domination et de violences. Pourtant, celles-ci ne s’expriment pas de manière quotidienne. L’enquête de Bonzi nous montre comment, dans les espaces précis de distribution gratuite de paniers alimentaires ou de repas chauds, cette violence devient palpable : « comme sous les lignes d’haute tension, ou les cheveux se dressent… » (p. 303). Ceci parce qu’il s’agit d’espaces rassemblant des personnes dont le droit à l’alimentation n’est pas respecté.
Bien que l’autrice commence par décrire comment les violences alimentaires surgissent de manière spontanée, elle rejoint très rapidement les travaux de Françoise Héritier pour rappeler que « la violence n’est pas un trait de caractère isolé (…) elle est le produit de mélanges détonants » (Héritier, 2003). Les violences alimentaires sont donc structurelles, elles se caractérisent « par la force intentionnelle, ou non, qui empêche une personne d’accéder à son droit à l’alimentation » (p. 305). Afin de les décrire, Bonzi va en distinguer deux formes d’expression : violence physique, se manifestant dans les problèmes de santé liés à l’alimentation observés chez les bénéficiaires, et psychique, des atteintes morales variées parmi lesquelles se trouvent l’isolement, la frustration ou les intimidations. Entre ces formes de violence se trouve bien entendu l’exercice d’une violence symbolique qui se rend visible lorsque s’ajoute à la détresse de la pauvreté une forme de culpabilisation et de jugement en mêlant aide alimentaire et éducation à la diététique. En tant que lecteur, j’aurais aimé avoir plus d’informations sur ces interventions des diététiciens et diététiciennes dans les dispositifs d’aide alimentaire. En effet, de nombreux travaux montrent comment l’action des nutritionnistes/diététicien.ne.s tend majoritairement vers l’individualisation et la dépolitisation de la question alimentaire. À partir des années 1950, avec la prise en charge de la question sociale par l’État-Providence et l’avènement de la consommation de masse, la question alimentaire a quasiment disparu de l’agenda comme problème de santé publique, pour réapparaître récemment, avec un cadrage nutritionnel autour des injonctions à manger moins. Un problème public à travers la responsabilisation individuelle (Fouilleux et Michel, 2022). Il serait intéressant de voir, par exemple, si le seul résultat de ses interventions est l’exercice de formes de violence ou si, de la même manière que chez les bénévoles des Restos du Cœur, intervenir dans ces espaces à un impact sur l’engagement professionnel des nutritionnistes/diététicien.ne.s, leurs modes d’action ou leur définition de justice.
Les valeurs défendues par les bénévoles les conduisent à contourner les règles et mettre la dignité des bénéficiaires au premier plan, c’est à partir de cette « résistance » que l’autrice propose de transformer le système alimentaire. Il faut bien préciser que l’objectif du livre n’est pas de dire que les bénévoles, les bénéficiaires ou les associations qui distribuent des repas gratuits sont violent.e.s. Les violences alimentaires se rendent visibles dans les espaces de distribution de repas mais il s’agit d’un phénomène structurel. Pour Bonzi, les actions des bénévoles qui contournent les logiques marchande se créent des espaces de liberté dans lesquels « la dignité des personnes est centrale » (p.203). En addition, lorsque des maraudeurs, des bénévoles ou des bénéficiaires ressentent de la honte face aux injustices, ils/elles font naître un sentiment d’empathie qui fait éprouver une idée de justice. La mise en commun de ces multiples idées de justice devient ainsi un terrain fertile pour faire germer l’action politique et l’organisation démocratique. Ainsi, afin de repenser le système alimentaire, Bonzi appelle ses lecteurs à comprendre ce à quoi les acteurs de l’aide alimentaire résistent et comment ils parviennent à résister.
Conclusion
La rédaction de ce livre souhaite alerter sur les conséquences d’une politique alimentaire à d’autres fins que l’éradication de la pauvreté. Nous l’avons vu, lorsque les intérêts commerciaux sont privilégiés en dépit des droits humains, la circulation de nourriture devient un instrument dont l’objectif principal est la création de profit. Cette dernière est alors perçue comme une vérité, comme un intérêt général recherché par tous. La catégorisation des personnes dans des groupes qui ne méritent pas les mêmes droits et la naturalisation de cette division à travers l’exercice d’une idéologie de la responsabilité individuelle, donnent la voie libre à l’instauration d’un marché de la faim et d’un système alimentaire conçu pour produire de l’argent avant que des aliments.
Cette imbrication entre contrôle et profit donne l’illusion que le système alimentaire contemporain est une évidence ; que son fonctionnement, basé sur le profit, est naturel. Son énorme pouvoir économique, politique et social fait que le remettre en cause semble impossible. Pourtant, Bonzi montre que ces remises en question sont quotidiennes. Elles partent de l’imagination des bénévoles et des personnes qui se penchent sur la question. Les résistances sont donc nombreuses, ce dont il est question maintenant est leur organisation. C’est dans cette mesure que l’idée d’une sécurité sociale de l’alimentation (SSA) devient intéressante. Il s’agit d’une initiative qui consiste à créer une caisse commune financée par les cotisations des participants afin d’assurer l’accès quotidien à des produits alimentaires. Pourtant, son intérêt ne se limite pas à cette sécurité alimentaire qu’elle permettrait d’atteindre. L’objectif n’est pas de mettre en place un dispositif pérenne et systématique d’aide alimentaire, mais d’organiser des espaces de discussion et de prise de décision qui puissent articuler les problématiques qui pèsent sur la production et sur la consommation. Le principe délibératif sur lequel repose la gestion des caisses fait que celles-ci puissent devenir ces espaces d’imagination et de résistance. Discuter collectivement sur les types de produits, leur origine ou leur qualité revient à questionner le fonctionnement du système alimentaire et à ouvrir la porte vers une véritable démocratie alimentaire.
Bibliographie
Fouilleux, È., & Michel, L. (2020) Introduction. Politisation de l’alimentation : Vers un changement de système agroalimentaire ? In Fouilleux, È., & Michel, L. (Eds.), Quand l’alimentation se fait politique(s). Presses universitaires de Rennes. doi :10.4000/books.pur.146000
Héritier F. (2003). Les fondements de la violence. Analyse anthropologique. In: Mélanges de l'École française de Rome. Italie et Méditerranée, tome 115, n°1. 2003. Représentation et identité en Italie et en Europe (XVe–XIXe siècle) pp. 399-419.
Mbembe, A. (2006). Nécropolitique. Raisons politiques, 21(1), 29‑60.
Larochelle, M. (2016). Le pouvoir disciplinaire et la forme scolaire. Recherches en didactiques, 22, 111-126. https://doi.org/10.3917/rdid.022.0111
[1] INCOME Consulting - AK2C - 2016 - Pertes et gaspillages alimentaires : l’état des lieux et leur gestion par étapes de la chaîne alimentaire - Rapport – 164 pages. Cet ouvrage est disponible en ligne www.ademe.fr,/mediatheque