Formateurs en établissement de travail social, nous portons la conviction que la formation des travailleurs sociaux doit être un lieu de réduction de l’écart entre professionnels et personnes accompagnées, un lieu d’expérimentation, de participation des personnes concernées et de co-construction des savoirs. Nous souhaitons proposer et développer des espaces de formation « ouverts » où se côtoient étudiants en travail social, personnes accompagnées, professionnels et formateurs pour favoriser le « faire ensemble » et « l’être ensemble »…Favoriser des lieux où chacun, de sa place, peut expérimenter la réduction de la distance entre professionnels et personnes accompagnées.
L’alliance entre personnes accompagnées et travailleurs sociaux
Ainsi, pour nous, une question centrale est d’envisager l’alliance entre personnes accompagnées et travailleurs sociaux comme un outil permettant l’émancipation.
L’alliance des professionnels avec les personnes qu'ils accompagnent nous paraît fondamentale pour inscrire le travail social dans une dimension citoyenne, et non pas uniquement dans un rapport usager-professionnel. Autrement dit, l’alliance entre professionnels et personnes accompagnées est une condition préalable pour se reconnaître réciproquement comme étant en capacité de dire, d’agir, de revendiquer et de créer dans une démarche coopérative.
Dans cette perspective, notre centre de formation est partie prenante d’un réseau international d’école de travail social nommé PowerUs qui agit pour la réduction de l’écart entre étudiants et personnes concernées par le travail social. Ce réseau développe des méthodes d'apprentissage mutuel afin de changer la pratique du travail social et de soutenir plus efficacement l'émancipation des groupes marginalisés ou discriminés dans la société. A travers ce réseau, nous cherchons à mutualiser les expériences de formation où chacun apprend de l’autre en repensant les places et la hiérarchisation des savoirs au-delà des statuts universitaires-formateurs-travailleurs sociaux-étudiants-personnes concernées. Il nous est apparu que ces savoirs s’entremêlent, se complètent, se contredisent. Ils sont mobilisés par les étudiants de façon singulière et souvent plus immédiate, car ils résonnent en pratique, sur “le terrain”, en s’agrégeant les uns aux autres au service de la construction de la posture professionnelle.
Bien entendu, les enjeux de la participation des personnes concernées au sein de la formation visent en premier lieu la formation des étudiants. Au-delà des savoirs théoriques et pratiques dispensés durant leur formation, les savoirs d’expérience des personnes accompagnées viennent compléter et enrichir leurs parcours. De plus, il nous semble aussi important que les étudiants eux-mêmes puissent être actifs et force de propositions dans leurs formations. In fine, vient la construction de la posture professionnelle facilitant un travail plus créatif sur le terrain, non seulement pour une prise en compte de la parole des personnes accompagnées, mais également pour peser afin que cette parole soit reconnue comme essentielle et incontournable dans les processus de décisions et d’orientations politiques des structures qui proposent cet accompagnement.
Cependant, nous observons que les acteurs de ces formations participatives ne sont pas dupes. Comme nous, ils ont repéré les risques inhérents à un glissement vers une participation alibi et des injonctions participatives au détriment de la qualité du contenu et des dynamiques des formations. Le concept de participation est largement convoqué dans les techniques de management et dans l’idéologie de la gestion qui a envahi le champ du social et de l’éducatif. Les personnes accompagnées, comme les travailleurs sociaux et étudiants en travail social, sont parfaitement conscients de ces écueils autour d’une “fausse participation”, ou d’un niveau thérapeutique de la participation (Arnstein, 1969), où l’on considère qu’une consultation des membres d’un groupe est suffisante pour penser une implication pleine de l’ensemble des acteurs. Pour illustrer cette idée, on voit, bien souvent, des expériences de participation citoyenne d’habitants fonctionner sur la base de cette consultation limitée, sans proposer d’espace de délibération et de décision aux participants. La participation dans les espaces de formation vient donc poser la question d’un fonctionnement démocratique qui offrirait un espace pour une émancipation
S’émanciper de quoi?
L’entrée en formation des étudiants en service social est souvent marquée par une recherche d’objectivité et de neutralité dans la relation d’aide. Leurs premières remarques viennent nourrir un discours inquiet autour de ces notions : “je ne sais pas si j’arriverai à être objectif, à mettre mes émotions de côté...”. Pourtant, les émotions sont un formidable moteur pour se mettre en mouvement. Peut-on imaginer un travailleur social dépourvu d’émotions qui agirait froidement tout en étant dans une relation d’aide permettant le lien de confiance ? A l’évidence, non...
Il est frappant de voir comme la représentation sociale de ces métiers agit sur les postures professionnelles supposément souhaitables, et donc recherchées, en anticipant les attentes imaginées des formateurs et professionnels de terrain. Ainsi, la représentation de l’assistante sociale par les étudiants entrant en formation oscille entre une posture froide et distante, et une autre plus enveloppante, voire condescendante par certains aspects. Dans les deux cas, elle est teintée d’une volonté de prodiguer des conseils bienveillants, comme si la professionnelle détenait ce savoir universel, immuable et pouvait éduquer des personnes qui porteraient une grande part de responsabilité, par des choix individuels hasardeux qui les auraient conduites dans ces situations de précarité ! Bien entendu, le parcours de formation permet de comprendre plus largement les processus d’exclusion, d’intégration, par l’apport des sciences sociales, d’un point de vue théorique, et par l’alternance intégrative, d’un point de vue pratique. Mais, cela ne suffit pas à la construction d’une pratique professionnelle prenant en compte la réalité des problématiques auxquelles les personnes accompagnées sont confrontées et la façon dont elles les perçoivent et agissent dessus.
La mobilisation des émotions est également plus largement convoquée dans le parcours de formation des étudiants qui s’intéressent et s’autorisent à regarder leurs propres émotions comme outil de la relation d’aide. En témoigne l’accroissement des mémoires de pratiques professionnelles dans les formations des assistants de service social ayant pour thématique l’usage des émotions en travail social.
Toutefois, nous constatons que les réalités des sites qualifiants et les pratiques professionnelles majoritairement à l’œuvre aujourd’hui ne représentent pas toujours un levier pour questionner les émotions et les rapports de pouvoir dans la relation entre travailleurs sociaux et personnes accompagnées. Paradoxalement, nous observons de nombreux retours de professionnels avides de travailler cette question et de repenser les relations aidant/aidé.
De quoi peut-on alors s’émanciper ?
Le premier volet émancipatoire concerne les travailleurs sociaux et étudiants désireux de se détacher d’une posture de sachant et questionner un rapport de pouvoir avec les personnes accompagnées que souvent ils subissent eux-mêmes.
Le second volet poursuivi est celui de l’émancipation des personnes accompagnées. Elles participent au parcours de formation des travailleurs sociaux. Dans les différentes séquences pédagogiques, leurs discours, leurs témoignages, leurs analyses sont écoutés et ont une grande puissance auprès des étudiants car souvent chargés en émotions. Le travail des formateurs consiste alors en un numéro d’équilibriste en essayant de situer cette parole avec toute son importance vis-à-vis d’apports théoriques qui viennent la contextualiser sans délégitimer cette parole. Ces paroles et savoirs théoriques, pratiques et vécus se complètent ou s’affrontent. Les propos soutenus par les uns et les autres sont divers et parfois clivants.
C’est ici que nous touchons à une question fondamentale autour d’un idéal démocratique qui, pour reprendre une citation attribuée à Paul Ricoeur, consiste à “reconnaître que nous sommes divisés et qu’il est nécessaire d’associer les individus à parts égales pour construire des espaces d’expression des contradictions, d’analyse et de délibération de ces contradictions en vue d’arriver à un arbitrage”.
Dans cette perspective, il est donc indispensable de penser une participation ascendante. Autrement dit, partir des envies et des besoins des différents participants pour créer des espaces de travail favorables à la transformation des pratiques et en prise directe avec les problématiques telles qu’elles sont vécues par les personnes concernées.
Le respect de cette dynamique demande de créer des outils de formation au service d’une part de l’expression, de la délibération et de la prise de décision collective et d’autre part qui permettent d’envisager les émotions comme moteur de la relation d’aide.
L’art comme média démocratique et émancipatoire
Dans cette optique, nous pensons que les supports artistiques sont essentiels à la formation en travail social.
Nous souhaitons donc ,dans cette contribution, partager la première étape de bilan d’un projet intitulé « Reflexsong » concernant les étudiants de première année de la filière assistant de service social (ASS) de l’IFME de Nîmes, des professionnels de Cité Caritas d’Avignon, des personnes accompagnées par Caritas Avignon et nous-mêmes deux formateurs de la filière ASS, à l’IFME.
Ce projet tente de porter des valeurs et s’appuie sur un fonctionnement qui se rapproche, autant que possible, d’un idéal démocratique de la participation décrit en amont. Il a démarré en mai 2021 par une session de 3 jours et se donnait l’objectif de créer des chansons ensemble au tour de la thématique de la pauvreté.
La genèse de ce projet se trouve dans la volonté et l’appétit démontrés par les étudiants et professionnels de la Cité Caritas lors de séquences antérieures ayant pour objectif de questionner les enjeux de la protection de l’enfance. Ces séquences associaient personnes concernées, étudiants et professionnels, ainsi qu’un formateur et un comédien. L’utilisation des techniques issues du théâtre ont permis une communication qui ne s’appuie pas uniquement sur l’éloquence orale, mais plus globalement sur ce qui est du registre du sensible.
Nous avons donc pu nous appuyer sur cette première expérience pour construire le projet, autour cette fois de la mise en musique des réflexions du groupe. Pour cela, un jour a été consacré à la préparation de la journée avec les étudiants sur la thématique de la participation. Il s’agissait d’initier les étudiants aux enjeux de la participation et de les mobiliser dans l’accueil de personnes concernées. Les étudiants ont choisi de préparer un petit-déjeuner pour l’accueil et d’organiser un repas partagé pour le repas de midi du dernier jour.
Au niveau pédagogique, durant ces 3 jours, nous avons mis en place des séquences successives ludiques, alternant des temps communs et en petits groupes pour favoriser la rencontre, les échanges, le croisement des savoirs sur la pauvreté et la réalisation de textes divers (poèmes, lettres, etc.), pouvant servir de support pour l’écriture de chansons.
A l’issue des 3 jours, nous avons sollicité les étudiants, les personnes accompagnées et les professionnels pour recueillir leurs avis, mesurer l’intérêt de cette séquence mais aussi recueillir les critiques.
Les personnes concernées, 5 femmes aux parcours différents, ont très vite partagé leur joie d’être associées avec des étudiants, et des jeunes. Elles mettent en avant qu’elles sont très seules dans leur vie quotidienne. La rencontre conviviale, voire perçue comme festive, a été un point fort pour elle. Et, de fait, elles ont pu dire qu’elles se sentaient valorisées de participer à la formation des futurs travailleurs sociaux : Je garde un très bon souvenir de ce moment avec des jeunes femmes qui préparent leur avenir professionnel ».Echanger avec les étudiants sur la pauvreté, partager leurs savoirs des situations de pauvreté vécues, ont été mis en avant : « c’est très dur en Albanie .Il y a beaucoup de pauvreté en Albanie .Je sais bien ce que c’est que la pauvreté et cela me rend triste. Je comprends bien la pauvreté et j’ai aimé parler de mes expériences ». De plus, sur les temps de pause ou de repas, certaines ont pris la parole spontanément pour témoigner plus longuement de leurs vécus, de leurs difficultés, mais aussi donner leurs points de vue critiques sur les accompagnements qu’elles ont pu connaître.
Les étudiants, quant à eux, soulignent que le contexte convivial et ludique a favorisé la rencontre avec les personnes accompagnées. Ces temps ont permis une expérience différente de ce qui est vécu lors des stages. Ils expérimentent l’intérêt d’une posture professionnelle « horizontale » : « Ça fait du bien d’être avec des personnes gratuitement pour échanger sur ce qu’elles vivent, et de ne pas être dans une position de dominant ». Certains pointent aussi l’apprentissage de savoirs sur la pauvreté et la déconstruction de certaines représentations : « J’ai trouvé intéressant que, par le jeu, on a pu déconstruire les représentations que l’on a de la pauvreté », ou encore « Je n’ai pas senti la fracture entre travailleurs sociaux et personnes accompagnées. On était proche même physiquement. Dès le début, on était tous en cercle, nous nous sommes découverts autrement».
La qualité des échanges dans un climat bienveillant a été un moment fort qui a permis un partage sur des histoires de vie : « J’étais hyper étonnée de la façon dont les personnes accompagnées ont pu parler de leur vie. C’était fort », « J’ai rarement vécu un moment aussi intense ».
La question de la solitude et de l’isolement des personnes accompagnées dans leur vie de tous les jours a aussi été relevée : « C’était fort que les personnes disent leur motivation à nous rencontrer, quand par exemple elles ont dit : « J’avais peur de venir mais j’avais hâte de revenir,car chez moi je suis seule ».
Les étudiants se sont questionnés aussi sur leur légitimité à partager leur propre vie avec les personnes accompagnées : « Cela me met dans l’inconfort de partager des choses de ma vie alors qu’elles ont vécu des choses tellement difficiles. » Cet aspect a commencé à être réfléchi avec les étudiants autour des questions d’échange et de réciprocité et méritera d’être approfondi. Comment enrichir des échanges et favoriser une parole mutuelle ?
Enfin, la question de la proximité avec les formateurs a aussi été appréciée par les étudiants qui apprécient des échanges plus directs et se sentent plus en en confiance : “Le fait que les formateurs aient participé aux groupes avec nous, c’était intéressant. On était tous au même niveau presque ; il n’y a avait pas celui qui savait et celui qui ne savait pas »
Du côté des deux travailleurs sociaux qui ont participé au projet, ils mettent en avant le “plaisir et l ‘enrichissement de telles rencontres » et « le bonheur de faire partie de cette aventure. C'est agréable de pouvoir se laisser toucher par l'humanité et la simplicité que ces moments permettent.” Ils soulignent l’intérêt de participer à de telles rencontres, qui viennent nourrir et apporter de l’oxygène dans un quotidien professionnel soumis à des tensions diverses : « Sortir du quotidien, se découvrir autrement, mélanger les points de vue, les expériences, ça fait du bien et on en a besoin ».
En tant que formateurs, nous mesurons aussi les effets positifs de cette rencontre à différents égards …. Au-delà même de nos espérances ! En effet, d’une part, cela réduit le sentiment d’isolement du formateur qui, de fait, est souvent seul dans la responsabilité et l’organisation de ses séquences de formation. Cela a favorisé la créativité et la construction de séquences pédagogique innovantes. En tant que formateurs, notre rôle a principalement consisté à favoriser la dynamique de groupe et proposer un cadre ludique et convivial et des outils favorisant les échanges. Notre posture de formateur a été marquée par un souhait de faciliter la rencontre et d’ « être avec » autant que faire se peut ; nous avons ainsi cherché à participer aux ateliers d’écriture. D’autre part, les retours des etudiants, professionnels et personnes accompagnées nous confortent dans l’intérêt de telles séquences de co-formation et de réelle coopération entre étudiants, professionnels personnes accompagnées et formateurs.
Un projet qui se poursuit et évolue
Durant la session de formation, les deux travailleurs sociaux de Caritas font le lien entre notre projet « faire des chansons sur la thématique de la pauvreté et le festival « C’est pas du luxe » qui a lieu tous les 2 ans à Avignon, depuis 2012.
« C’est pas du luxe » « sensibilise, impulse, encourage, soutient de nombreuses actions artistiques et culturelles entre associations de la grande précarité, artistes professionnels et opérateurs culturels ». Le festival est né à partir de la conviction que « la culture est d’abord un droit, un droit de s’exprimer librement, d’exercer ses propres pratiques culturelles, de développer et partager ses connaissances. Au-delà d’un toit, des besoins vitaux, la culture n’est ni superflue, ni un simplement d’âme. Elle apparait d’autant plus fondamentale qu’elle est un puissant levier d’émancipation, de dignité et de citoyenneté » .Le festival vise aussi « à repenser l’intervention sociale , et à créer des formes alternatives de rencontres et de participation » .Un des objectifs recherchés est de « créer du sens commun pour battre en brèche les stigmatisations ».Créer du commun , « croiser des mondes, partager des temps collectifs du sensible et des émotions sont les axes forts du festival. Cela vient faire largement écho à notre projet et surtout à notre souhait de le co-construire, tout au long de sa mise en œuvre, avec les professionnels, étudiants et personnes accompagnées.
Le projet prend donc une nouvelle tournure et une nouvelle ambition ! Nous sommes tous d’accord pour nous engager dans l’objectif de monter ensemble un spectacle pour l’édition 2022 du festival. En effet, nous nous associons à la compagnie de théâtre “Kie Faire ailleurs”, basée à Marseille. Un comédien/ metteur en scène et un chanteur musicien rejoignent l’aventure pour la mise en œuvre de ce projet.
L’idée qui reste, bien entendu, à polir et affiner est de créer un “opéra de trottoir” sur le thème de la sororité.
Pourquoi ce thème? Car le groupe est composé à 99% de femmes. Comment ne pas s’emparer de cette particularité (qui n’est en rien exceptionnelle dans le monde du social) pour la questionner dans ses multiples dimensions?
Pourquoi un “opéra de trottoir”? Car nous avons à cœur de jouer ce spectacle musical dans l’espace public, autrement dit, la rue. La rue est un espace à (re)conquérir pour le travail social. L’espace public est également perçu comme à risque par les femmes et est le lieu d’un rapport de pouvoir et de domination masculine car conçu pour et par les hommes (Raibaud, 2015). A plusieurs titres, il représente donc une belle scène pour la transformation sociale.
Si les enjeux restent les mêmes, nous savons que les points de vigilance sont nombreux, tels que veiller, tout au long du projet, à associer à parts égales, chacun des participants, personnes accompagnées, étudiants, formateurs, professionnels et artistes. Finalement, il ne s’agit pas tant de monter un spectacle en tant que tel, mais bien de mener ensemble un chemin qui nous amène à construire notre idéal commun, utopique.
Bibliographie:
ARNSTEIN, S,(1969) A Ladder of Citizen Participation,In: institut américain des planificateurs urbains.
RAIBAUD, Y, (2015), La Ville faite par et pour les hommes, Belin