Introduction
Les recherches scientifiques étudiant la place du numérique dans le travail social et dans l’accompagnement des usagers ont connu un important développement ces dernières années. En 2009, par exemple, la revue Empan consacre son no 76 à la thématique « Travail Social, lien social et internet ». En lignes générales, les auteurs s’interrogent sur le recours aux nouvelles technologiques de l’information et de la communication dans les pratiques professionnelles des travailleurs sociaux et dans leurs relations avec les personnes accompagnées. En 2017, la Revue Française de Service Social, dans son no 264 intitulé « Le travail social à l’épreuve du numérique », prolonge ce sujet en abordant les effets de l’informatisation sur les services sociaux non seulement dans le suivi des usagers mais aussi dans la flexibilisation des démarches administratives, et les questions éthiques que le phénomène engendre. Sur le plan des politiques publiques, le « Plan Pauvreté » lancé en 2017 par le Ministère des Solidarités et de la Santé consacre un axe « Numérique et Travail social ». Une note de cadrage est proposée pour orienter la formation des professionnels du social sur ce thème en ciblant deux aspects : l’intégration du numérique comme outil dans leurs pratiques d’accompagnement quotidiennes et l’étude de la fracture numérique comme nouveau champ d’intervention à part entière.
Les réflexions que nous allons présenter dans cet article s’inscrivent dans la continué de ces débats sur l’évolution des pratiques des professionnels du social en s’attachant à l’intégration du numérique dans le cadre spécifique du travail des éducateurs de la prévention spécialisée. Les questionnements autour de l’appropriation et de l’utilisation quotidienne par les éducateurs des outils numériques remontent à une vingtaine d’année. En effet, les professionnels expérimentés que nous avons rencontrés, dont l’ancienneté dans la fonction et dans le département de Seine-Saint-Denis dépasse les 10 ans, nous ont indiqué que cette thématique a commencé à être abordée dès l’émergence des premiers moyens modernes de communication au début des années 2000. Kâmil, éducateur spécialisé, 47 ans, rapporte que ces débats ont cours « depuis l’arrivée du téléphone à touche ». Selon lui et d’autres collègues plus anciens dans le métier, l’utilisation du téléphone portable, tout comme d’autres outils de communication non physiques (ordinateurs via les échanges de mails, blogs, sites internet des associations, etc.) bouleverse depuis des années l’un des principes éthiques et déontologiques les plus fondamentaux de ce métier : celui selon lequel le travail d’éducateur se fait dans la rue, « là où sont les jeunes ». Dans le « monde d’avant le numérique », le respect strict de ce principe supposait en effet de s’immerger dans les espaces physiques et publics de la rue, de la cité ou du quartier occupés par les jeunes, à savoir : les bas des immeubles, les parkings, les cafés, les sorties des écoles, entre autres.
Or, un certain nombre de professionnels considère aujourd’hui le cyberespace comme un monde de sociabilité et de socialisation juvéniles au même titre que la rue, qu’il convient d’investir tout autant. Pour cela, certains éducateurs estiment même qu’ils doivent créer des profils professionnels (individuels ou par association) dans les RSN les plus utilisés par les jeunes. La plupart demande cependant à être formé pour être mieux armé dans l’exercice de leur fonction face à cette nouvelle culture juvénile digitale, ce au moins sur trois aspects. Tout d’abord sur la maîtrise des outils utilisés par les jeunes de manière à mieux communiquer avec eux : la compréhension des nouvelles applications et de leurs codes d’usage, doit en effet leur permettre d’échanger plus facilement avec les jeunes qui se montrent de moins en moins joignables par téléphone. Ensuite, sur les possibilités et les limites éthiques du suivi virtuel : il ne suffit pas seulement de comprendre les réseaux sociaux, mais aussi de définir les contours de leur utilisation dans le cadre du travail social. Enfin, sur les difficultés rencontrées par les jeunes dans le cyberespace : il existe un besoin réel de formation sur la gestion des vulnérabilités des jeunes dans le cyberespace, et sur les solutions que les éducateurs peuvent leur apporter. D’une manière générale, le constat est fait d’un manque de cadrage sur le recours au numérique par les éducateurs leur permettant de s’approprier ces nouveaux espaces de socialisation juvéniles, à l’appui d’un balisage éthique et déontologique clair, et de formations qui se montrent à la hauteur des enjeux d’aujourd’hui.
Ce texte est organisé autour de trois dimensions, et recourt à des analyses quantitatives et qualitatives. D’abord, nous reviendrons sur deux notions centrales qu’il convient de contextualiser du point de vue théorique : la prévention spécialisée et le numérique. Ensuite, nous nous concentrerons sur le besoin de formation autour du numérique plébiscité par les éducateurs, quel que soit leur niveau de diplômes. Enfin, nous montrerons par des exemples pratiques du terrain, ce que font les éducateurs avec le numérique et ce qu’ils en pensent. Nous nous appuierons sur des exemples de « bricolages numériques » survenus lors du premier confinement lié à l’épidémie de COVID-19 entre les mois de mars à juin 2020. On notera qu’au sein d’une même structure, des éducateurs peuvent adopter des usages très différents, voire antagoniques, même s’ils prétendent fonder leur action sur le même principe éthique de la prévention spécialisée. Avant d’entrer dans ces développements, il convient de situer notre méthodologie.
Méthodologie
Cet article est le fruit de réflexions tirées d’une démarche de recherche partenariale (Monceau & Soulière, 2017 ; Gillet & Tremblay, 2017) réalisée auprès de huit associations de prévention spécialisée dans le département de Seine-Saint-Denis entre 2019 et 2022. Les directions de ces associations, sensibles à la demande de plus en plus courante des éducateurs de rue d’une meilleure prise en compte du numérique dans leur travail, notamment des RSN comme outil d’accompagnement des jeunes, ont sollicité, en lien avec le Conseil Départemental, l’Observatoire Universitaire International Éducation et Prévention (OUIEP) pour la réalisation d’une étude sociologique sur cette thématique. L’objectif était de présenter un état des lieux des pratiques numériques des professionnels et de proposer un certain nombre d’orientations pour soutenir les associations dans l’élaboration d’un cadre institutionnel et éthique sur le travail social en ligne. Cette étude a fait l’objet d’un rapport, publié sur internet, intitulé « L’éducation spécialisée 2.0. Quels enjeux, pour quelles pratiques ? Rapport de recherches : Jeunes, Réseaux Sociaux et Prévention Spécialisée » (Moignard et Bortolotti, 2021). L’un des aspects relevés en particulier, et que nous développons dans cet article, porte sur les besoins de formation remontés par les éducateurs.
Nous avons structuré notre travail de terrain en quatre étapes : réalisation d’entretiens semi-directifs individuels avec les éducateurs de rue (n=42) ; mise en ligne d’un questionnaire en ligne visant à repérer les usages numériques et recueillir leurs avis sur ceux-ci (n=95). Le confinement de mars à juin 2020 lié au COVID a représenté une opportunité intéressante pour l’enquête, en rendant quasi-impossible pour les éducateurs la poursuite du travail de rue, et nous a conduit à effectuer une seconde phase d’entretiens semi-directifs et d’observation des pratiques avec les éducateurs (n=13). Certains professionnels ont été interrogés dans les deux phases d’entretiens : avant et après COVID. Pour une question de lisibilité du texte, nous identifions les associations par les acronymes S1, S2, S3… S8. Les noms des professionnels suivis ont été anonymisés. Notons que le questionnaire que nous avons réalisé a été renseigné à 92,3%, ce qui constitue un très bon taux de réponse. On compte 122 répondants, dont 27 personnels de directions et 95 éducateurs.
Concernant le questionnaire, notre échantillon est représentatif au regard des données communiquées par le Département sur la composition sociodémographique des éducateurs de la prévention spécialisée (n=162 ETP). Il est constitué de 47 % d’hommes et 53 % de femmes, toutes fonctions confondues. Le nombre de femmes et d'hommes occupant les fonctions de direction est également très équilibré (23% et 20%), comme pour les éducateurs (77%) et les éducatrices (80%) (Moignard et Bortolotti, 2021). Pour cette analyse, nous avons fait le choix de nous concentrer seulement sur l’échantillon des éducateurs (n=95). Afin d’étudier les enjeux liés à la formation, nous articulerons les développements autour de deux grandes questions posées dans le questionnaire : le positionnement des éducateurs par rapport à l’opportunité d’utiliser les réseaux sociaux dans le travail d’accompagnement des jeunes, et les limites éthiques et déontologiques de cette démarche. Il est intéressant de croiser ces deux points avec le niveau de diplômes des éducateurs.
La prévention spécialisée à l’ère du numérique : analyse générale autour de deux concepts
Cette première partie est consacrée à un tour d’horizon des deux concepts qui structurent notre travail : la prévention spécialisée et le numérique. Il nous semble pertinent de revenir sur ces deux notions pour orienter notre grille de lecture. Commençons par revenir sur ce qu’est la prévention spécialisée, pour ensuite aborder le numérique et la façon dont nous le situons dans le cadre de cette recherche.
La « prév » : le travail de rue au cœur du métier
Dans le département de Seine-Saint-Denis, la Prévention Spécialisée est encore un service attaché à l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE)[1]. Elle a pour mission principale d’apporter un accompagnement éducatif aux jeunes âgés de 11 à 25 ans en situation de risque ou en difficulté sociale. Ses professionnels sont appelés communément des éducateurs de rue et le travail de rue est leur principal chantier. En se rendant dans les lieux de vie des jeunes (quartiers, cœurs d’immeubles, squares, etc.) et par le recours à diverses activités de socialisation et d’accompagnement (clubs de loisir, chantiers éducatifs, sorties culturelles, projets vacances, cours de conduite, dépannages divers, dons, prêts, soutien émotionnel et/ou familial, suivi des affaires judiciaires, etc.), les éducateurs cherchent à établir une relation de confiance avec les jeunes, pour ensuite les adresser vers les institutions ad hoc ayant les compétences adaptées pour les orienter vers la (ré)insertion professionnelle, la réussite éducative ou la prise en charge des problèmes par eux-mêmes (Peyre et Tétard, 2006).
Le travail de rue est la démarche qui permet à l’éducateur d’être en relation avec les jeunes et d’être identifié : aucun suivi éducatif ne peut être établi sans le passage des éducateurs par la rue, condition de légitimité. La relation de confiance établie, l’éducateur peut alors mettre progressivement en place le suivi : inciter le jeune à se rendre dans l’espace associatif ou à participer à des sorties, des rendez-vous éducatifs, etc. La rue est donc un pré-requis pour orienter le jeune, le convoquer, l’inviter à un rendez-vous formel ou à d’autres activités visant à l’insérer dans d’autres cadres sociaux au-delà du quartier. Il s’agit d’une démarche « inductive » qui présente un double enjeu : permettre à l’éducateur, par le biais de la confiance construite avec le jeune, d’être considéré comme une figure de référence dans le quartier, et cerner, par une présence constante sur le terrain, ses besoins particuliers pour proposer un accompagnement spécifique et individualisé.
Des principes à respecter
Les modalités d’intervention de ces professionnels doivent respecter certains principes qui sont au fondement de l’action de la prévention spécialisée : l’absence de mandat nominatif, la libre adhésion, l’anonymat, l’interinstitutionnalité, la non-institutionnalisation des activités et, enfin, le support associatif (Peyre et Tétard, 2006). Les trois premiers principes s’articulent logiquement dans le cadre travail du terrain. Afin de valoriser au mieux les potentialités des jeunes, l’éducateur cherche à trouver des moyens pour que ces derniers viennent à eux : il leur garantit la discrétion des échanges au motif du principe d’anonymat, et leurs rencontres ne sont pas mandatées par une institution administrative ou judicaire. Les principes d’interinstitutionnalité et de non-institutionnalisation exigent de l’éducateur qu’il veille à une « juste-durée » de l’accompagnement : les activités proposées afin de se rapprocher des jeunes ne doivent pas s’institutionnaliser mais servir de support à la mise en confiance et les amener vers l’insertion sociale et professionnelle. L’éducateur doit donc naviguer de façon « naturelle » entre le monde du quartier et celui des institutions, éloignées de la réalité quotidienne des jeunes. Enfin, si la prévention spécialisée n’est pas une politique en soi, elle assure une forme de relais auprès des jeunes vers l’ensemble des dispositifs et partenariats sociaux qui répondent à la politique sociale destinée aux jeunes (en matière d’insertion professionnelle, de parentalité, d’intégration par le sport, etc.), jouant ainsi le rôle de support associatif de la ville (Peyre et Tétard 2006 ; Le Goaziou, 2015 ; Louli, 2020). Les éducateurs, quant à eux, relèvent d’associations de prévention constituées de petites équipes. Leurs locaux d’implantation sont souvent localisés à proximité des immeubles des cités / quartiers, parfois en leur sein. Leur insertion dans le quartier doit prendre en compte différents aspects sociologiques afin de mettre en place des actions et un mode de fonctionnement en cohérence avec les modes de vie des jeunes du quartier, de la ville ou du territoire. Ces associations doivent également s’organiser de façon à suivre les orientations des financeurs (Département, Ville, Région, etc.), travailler en articulation avec les élus et recourir aux dispositifs locaux dédiés à l’action sociale.
Malgré le caractère formel du rôle des associations dans les territoires sensibles, le travail des éducateurs dépend directement des publics qu’ils ont en charge. Les façons de faire et procédés de la prévention dépendent « des jeunesses » dont s’occupent les éducateurs. Face à leur diversité, ceux-ci doivent recourir à des pratiques adaptées : ces « caméléons agiles » selon l’expression de Le Goaziou (2020) doivent se montrer polyvalents sur le terrain et capables d’adaptation selon les publics et les demandes. Or, les RSN sont devenus de véritables « lieux de vie virtuels » pour les jeunes, qui échappent aux professionnels. Revenons avant cela sur la notion de numérique.
Le numérique : une notion qui veut tout et rien dire
Le développement technologique au cours des dix dernières années a conduit à une multiplication des modes d’utilisation des outils numériques, qui ont vu leur périmètre s’élargir au-delà de la seule sphère de la recherche scientifique (statistique, renouvellement de l'industrie, etc.) (Cardon, 2015 ; Boullier, 2019). Cette « invasion » du numérique dans nos espaces les plus intimes trouve sa traduction dans les outils technologiques qui font désormais partie intégrante de notre vie quotidienne privée comme professionnelle : smartphone, tablette et ordinateurs, et dans l’usage massif des RSN, ces plateformes ou médias sociaux qui proposent un service de communications et d’échanges spontanés entre les individus. En 2019, la recherche nationale « Baromètre du Numérique » indiquait que 6 français sur 10 ont eu recours au moins une fois aux RSN en 2019 et que 82% de la population utilise les messageries instantanées pour communiquer. Ces RSN et messageries portent les noms mondialement connus de Facebook - Messenger, Instagram - Direct, Tik-Tok, Snapchat – Snap, etc.
La montée en puissance des RSN, associée à un accès de plus en plus aisé à internet et aux écrans, nous amène parfois à réduire la notion de « numérique » à ces seuls outils de communication. Le développement d’un discours médiatique - qui cherche constamment à dénoncer de façon généralisante les effets pervers des RSN (via notamment des reportages sur des cas de cyberharcèlement, des affrontements entre jeunes suite à des injures sur une application, sur l’addiction aux jeux en ligne ou aux écrans, entre autres) - contribue à construire un ensemble d’idées communes qui conduisent à des formes de rejet quasi-dogmatique du numérique et des RSN,. De même, l’épidémie de COVID-19 et les modalités d’enseignement à distance qui ont été mises en place dans l’urgence, sans que des formations informatiques ne soient proposées aux différents acteurs, ni que l’ensemble des conditions matérielles n’ait été réuni pour le bon déroulement du travail à domicile, a rappelé que le numérique peut aussi être un marqueur d’inégalités (illectronisme, analphabétisme technologique). Nul ne saurait dire aujourd’hui, comme l’affirme le sociologue Dominique Boullier (2019 : 5) « que le numérique n’est pas pensé, n’est pas ausculté, n’est pas diagnostiqué comme un phénomène majeur dans notre temps. Mieux même, tout le monde a son avis sur la question et ne se prive pas de l’exprimer ou de le publier ». Or, les recherches dans le domaine de la sociologie du numérique nous invitent à prendre du recul et à étudier la notion non à travers un ensemble d’a prioris, de préjugés ou de rassemblements de faits divers, mais comme un objet sociologique, comme une « boîte noire » (Cardon, 2015) qui doit être détaillée dans toutes ces catégories.
La démocratisation d’internet et des outils numériques
La grande bascule qui a rendu ces outils technologiques indispensables à notre vie actuelle tient dans le mariage entre « l’évolution des outils numériques technologiques » et internet (Cardon, 2010 ; 2019). La démocratisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication et d’internet a permis aux individus d’en faire usage dans le cadre professionnel et personnel. On parle aujourd’hui du « cyberespace » comme l’espace virtuel qui rassemble les individus, internautes derrière leur écran, utilisant cet espace de façon continu pour chercher de l’information, échanger sur des chats, communiquer, vendre, jouer, regarder des films, travailler, etc. La sociologie a montré au cours des dernières décennies, notamment par les recherches autour des usages numériques des jeunes, que le cyberespace, entendu comme le monde des relations en ligne, est aujourd'hui au cœur des rapports sociaux, mêlant le virtuel au réel. Pour ce qui est des jeunes en particulier, objet de notre étude, ils l’utilisent pour s’affirmer, construire leurs identités, découvrir leurs goûts et leurs intérêts, dialoguer avec leur groupe de pairs (Balleys, 2015 ; 2017 ; Blaya, 2013), s’éduquer en matière de sexualité (Amsellem-Mainguy et Vuattoux, 2020 ; Couchout-Schiex et Moignard, 2020), entre autres.
Pour, le sociologue Dominique Boullier (2019), le numérique est en ce sens un concept « pervasif » car la notion connecte toutes nos activités, des plus intimes aux plus collectives, du monde physique dans le cyberespace. Ainsi, tout peut être affecté par le numérique : la conversion des musiques CD en MP3, la numérisation de documents, l’envoi d’un SMS, peuvent être considérés dans leur dimension numérique, tout comme l’utilisation de Google ou de Facebook, la réalisation d’une inscription universitaire en ligne, ou encore la conception d’un nouveau logiciel pour une usine. Le numérique ne s’arrête donc pas aux RSN : ceux-ci ne sont en réalité qu’une réponse technologique au besoin d’amplification des communications entre les individus. Les RSN sont une nouvelle technologie de l’information et de la communication parmi tant d’autres à laquelle les internautes ont recours au sein du cyberespace.
Il convient de rappeler d’ailleurs que la notion de « réseaux sociaux », d’un point de vue sociologique, précède la création d’internet : elle fut consacrée par John Barnes en 1954 pour « designer des ensembles de relations entre personnes ou entre groupes sociaux » (Mercklé, 2011 : 3). Fabriquer du lien social, s’entourer, créer des réseaux d’amis, tout cela consiste en la constitution de « réseaux sociaux ». Ces réseaux sont essentiels pour nous aider à nous affirmer, pour développer un sentiment d’appartenance et pour se « sentir à sa place » dans la société (Bidart, Degenne, et Grossetti, 2011). Le « réseau social » est donc un concept global qui concerne autant les adultes que les jeunes, et qui embarque l’ensemble des relations des individus, qu’elles soient personnelles, familiales ou professionnelles. Les applications en ligne comme Facebook ou Snapchat font partie de notre monde social, non comme une sphère à part, mais comme une extension, voire un complément de nos relations quotidiennes qui permettent aux individus de maintenir le lien en dehors des rapports physiques ou d’organiser leurs propres rencontres.
Ainsi, dans le cadre de cette recherche, nous étudions les modalités d’usage du numérique par les éducateurs (internet, RSN et en particulier les applications – Snapchat et WhatsApp[2]) pour maintenir un continuum d’échanges avec les jeunes qu’ils suivent dans le cadre du travail social. On commence par aborder les analyses quantitatives concernant les positionnements des éducateurs, en les croisant avec leur niveau de diplôme.
Appropriation du numérique et diplôme des éducateurs dans le travail d’accompagnement auprès des jeunes
Pour arriver aux constats que nous développons dans cette partie, nous nous appuyons sur le questionnaire que nous avons réalisé auprès des éducateurs (voir les détails dans la méthodologie). Sachant la société marquée d’une forte emprise des diplômes (Dubet, et.al, 2010) il est intéressant de faire le croisement entre le niveau de diplômes des éducateurs et leur appréhension du numérique dans l’exercice de leur métier. Il est également recherché si tout au long de leur formation, les professionnels les plus diplômés se sont vus dispensés des cours ou du moins une sensibilisation sur cette thématique. Les retours des questionnaires montrent clairement une carence en la matière.
En effet, les professionnels ont largement répondu, quel que soit leur niveau de diplôme, ne pas avoir été formés techniquement aux outils numériques (80%), ni du point de vue éthique et déontologique (87%) (Moignard & Bortolotti, 2021). Pourtant, 69 % d’entre eux, tous diplômes confondus, estime qu’il convient d’y recourir dans leurs pratiques professionnelles, afin d’échanger avec les jeunes et de parvenir à les mobiliser plus facilement dans les activités diverses qu’ils proposent. Si plus de la moitié des éducateurs considère qu’il existe un besoin d’innovation dans le métier qui passe notamment par la prise en compte du numérique – comme le reconnait Sofiane, 42 ans, S2 « finalement, si je dois aller là où sont les jeunes, je dois aller dans le cyberespace parce que les jeunes sont là », on constate qu’ils s’en sentent empêchés en raison de l’absence d’un cadre de formation adapté. Ainsi, les résistances à l’intégration des RSN ne traduisent pas un refus catégorique des éducateurs à intégrer de plus en plus les RSN dans leurs pratiques mais sont le résultat d’un contexte d’incertitudes et d’un manque de formation et de cadre institutionnel en la matière.
Avant de détailler ces constats, un détour par le profil de diplômes des répondants au questionnaire est intéressant. Notons que le public est relativement équilibré dans la relation entre sexe et diplôme. Les éducateurs de notre enquête sont nombreux à avoir eu une formation en éducation spécialisée (Diplôme de l’État d’Éducateur Spécialisé – DEES, Diplôme Supérieur en Travail Social – DSTS, Diplôme de l’État Moniteur Éducateur - DEME) ou d’un niveau universitaire post-licence (master en éducation ou travail social majoritairement). Très peu n’ont qu’un niveau baccalauréat ou brevet. Les résultats témoignent donc d’un niveau de diplôme relativement élevé chez cette catégorie de professionnels[3].
Tableau 1 – Niveau de diplôme éducateurs de la prévention spécialisée
L’analyse par niveau de diplôme montre que plus les professionnels sont diplômés, plus ils sont réfractaires à intégrer le numérique dans leur exercice. Si au global, une majorité des éducateurs s’accorde sur l’importance d’intégrer les réseaux sociaux dans leur pratique, ce sont ceux dont le niveau de formation est de I et II qui en ont le plus de réserves. Seulement 6% d’entre eux considère en effet que l’usage des RSN est utile d’un point de vue professionnel et 33% pense qu’il faut éviter l’utilisation des RSN pour des raisons éthiques et déontologiques. Chez les diplômés des niveaux IV et V, ils sont respectivement 64% et 17%. En revanche, ceux qui ont un diplôme de niveau III, souvent les Diplômes d’État liés au travail social, restent divisés sur l’utilité des RSN, mais reconnaissent à 80% que les principes éthiques et déontologiques du métier ne doivent pas faire obstacle à l’usage des RSN.
Tableau 2 - D'un point de vue professionnel, l'utilisation des réseaux sociaux est utile.
Tableau 3 - Il faut éviter l'utilisation des réseaux sociaux pour des raisons éthiques et déontologiques.
Ces résultats conduisent à deux observations. Tout d’abord, les éducateurs les plus diplômés, majoritaires en nombre, se montrent peu à l’aise avec le numérique : ils n’ont pas eu dans leurs études supérieures de véritable formation aux pratiques numériques. On note dans nos entretiens qu’ils y ont à de rares occasions été sensibilisés, mais seulement en surface quand ce fut le cas, et dans le sens d’une prise de distance et de vigilance. D’autre part, on constate que les professionnels sont dans leur majorité ouverts à cette prise en considération du numérique mais notent que le manque de débat et de formation éthique développe des crispations conduisant au blocage. Pendant ces trois ans d’enquête, nous avons eu l’occasion d’échanger avec un certain nombre d’éducateurs en fin de formation (notamment DEES) : aucun d’eux n’affirme avoir reçu de formation sur le numérique, ou seulement des interventions ponctuelles de sensibilisation sur des thématiques spécifiques (harcèlement, logiciels de création vidéo ou musicale, informatique, etc.). Lola, 22 ans, S2, qui était en stage de fin de formation en 2019 rend compte de cette lacune :
Enquêtrice : "Et là, tu as eu des formations sur ce sujet pendant tout ce temps ?"
Lola : "Vraiment de surface hein. Pas beaucoup du tout. D'autant plus que les terrains double cursus licence du coup c'était plus concentré sur la licence de psychologie donc forcément pas sur les réseaux sociaux donc oui mais peut-être le temps d'une journée ce qui n'est pas vraiment, enfin ça suffit pas".
Enquêtrice : "Et, dans l'association que tu étais avant, c'est là... quand tu es arrivée. Les gens t'ont dit quoi sur sujets-là ? Comment ils t'ont abordé, t'ont présenté le sujet des réseaux sociaux avec les jeunesses ? Qu'est-ce qu'ils t'ont dit "?
Lola : "On n'a pas discuté finalement c'est allé rapidement en route avec des partenaires. Quand il y a des problèmes comme ça on en discute très vite pour informer que voilà il y a ce problème actuel sur le quartier, on n’a vraiment pas le temps de parler, qu'est-ce qu'on peut faire en amont. Donc voilà ça ne s’est pas posé comme un sujet qu'il faut travailler, ça s'est posé plus comme bah urgence finalement le problème il là, qu'est-ce qu'on fait le plus vite ?"
Second constat, les éducateurs les moins diplômés ont moins de réserves à utiliser les outils numériques dans le cadre professionnel malgré leur absence de formation dans ce domaine. Cependant, ces initiatives qui ont une visée d’amélioration des relations avec les jeunes sont très largement individuelles, et ne repose pas sur une démarche institutionnelle : les éducateurs s’autogèrent et définissent eux-mêmes leurs propres règles d’utilisation. Il faut relever à ce stade que l’ensemble des éducateurs interrogés, quelle qu’ait été leur approche, partagent un mécontentement sur l’absence de directives cadre et de formation à l’usage des réseaux sociaux. Ils témoignent d’un isolement dans cette démarche qui pose de nombreuses questions sur un plan juridique, en particulier sur la gestion des situations à risque dont ils peuvent être témoins, comme le rapporte Kâmil, 47 ans, S7, plus de 10 ans dans la prévention :
"La question des réseaux sociaux ça reste en fait des initiatives individuelles des éducateurs, hein. Y a aucune commande de la direction ou de qui que ce soit. Donc, ça c'est chaque éducateur en fonction, voilà, des liens qu’il établit avec les jeunes, il garde, il va garder ou pas le contact durant sa période de vacances, ou durant le week-end et pendant le confinement, donc, voilà. Moi comme je t'ai dit, je reste persuadé, moi, c'est, moi les réseaux sociaux c'est un élément de contact, c’est de rester en contact avec les jeunes, ni plus ni moins, c'est-à-dire je ne suis pas dans une démarche de, de dire « ça améliore ou s'améliore pas ». Parce qu'il y a quelques années de ça moi j'ai participé, quand les portables sont arrivés, j’étais aussi avec les anciennes équipes qui disaient « la libre adhésion, il faut pas appeler les jeunes, il faut pas qu'on ait un portable, il faut que les jeunes ils viennent ». Donc, vous voyez ce débat-là, il est très ancien et maintenant il y a les réseaux sociaux, mais les réseaux sociaux c'est pas parce que c'est les réseaux sociaux, c'est juste un moyen de contact, effectivement. Voilà, parce qu'eux, ils communiquent comme ça. Donc, pour rentrer en contact avec eux, pour rester en lien avec eux, c'est un des moyens, c’est, ni plus ni moins, c'est à dire j'ai pas essayé de, de faire une recherche pour comprendre est-ce que ça améliore ou s'améliore pas, ou ? Et, je les utilise pour passer, pour donner une information, pour rester en contact avec eux et ni plus, ni moins, en fait".
Ces questionnements ont pris de l’ampleur lors de la première période du confinement pour COVID puisque les éducateurs se sont massivement tournés vers des pratiques de suivi numérique. Leurs témoignages sur ces expériences traduisent l’importance d’adapter l’exercice du travail social à cette nouvelle dimension. Le prochain chapitre revient justement sur ces prises d’initiatives individuelles et distingue les profils d’éducateurs entre ceux qui sont les plus à l’aise et ceux qui en sont les plus réticents.
Le numérique et le COVID : les contradictions des postures professionnelles et modes de prise en charge
Dans cette dernière partie, nous revenons sur le « bricolage » des éducateurs ayant recouru au numérique pendant le COVID. On s’appuie ici sur treize entretiens réalisés après la première période du confinement au printemps 2020. Il convient de noter que durant cette période, bon nombre d’éducateurs se sont lancés dans le numérique. Cette expérience a conduit à remettre en perspective le travail de rue : si l’essence de leur métier consiste à être dans le quartier auprès des jeunes, le maintien au domicile exigé par les conditions sanitaires revenait en quelque sorte à ne plus pouvoir travailler, en rendant impossible tout contact rapproché que la fonction exige. La communication avec les jeunes via les RSN a été le moyen d’assurer une continuité du suivi : cet exercice de « rue virtuelle » permettait de poursuivre l’accompagnement de certains jeunes. Les éducateurs se sont familiarisés avec les applications les plus utilisées par les jeunes : Snapchat (application de photos-messages instantanés et éphémères) et WhatsApp (application de messagerie en ligne).
Deux profils d’éducateurs correspondant à deux types de rapport au numérique ont pu être identifiés : ceux qui ont mis en place une démarche de communication très cadrée et ceux pour lesquels cette démarche fut très aléatoire, voire inexistante. Le premier groupe, éprouvant une certaine culpabilité à l’idée de « rester à la maison » et d’avoir peu de contact avec les jeunes, a présenté une approche pragmatique, reconnaissant que les jeunes sont de plus en plus présents dans le cyberespace. Ces éducateurs justifient leur immersion dans le monde en ligne sur la base des principes professionnels qui guident leur métier. D’un autre côté, les éducateurs qui ont eu une correspondance plus aléatoire avec les jeunes, ont démontré une posture plus critique vis-à-vis de leur encadrement, évoquant leur manque de cadrage sur l’articulation de ces nouveaux usages à ces mêmes principes du métier. Le confinement a également permis aux éducateurs de confirmer leurs intuitions concernant le rapport entre les réseaux sociaux et la prévention spécialisée : la démarche renforce les liens déjà établis dans le cadre du travail de rue quotidien. En miroir, elle expose les éducateurs à un degré d’intimité supérieur avec les jeunes, en les rendant parfois témoins de certaines situations délicates, par exemple sur leurs stories. Or, les éducateurs ne maîtrisent pas bien les modalités possibles d’intervention dans ce nouveau contexte, qui nécessite a minima un appui institutionnel et un cadre déontologique.
Les éducateurs face au numérique : entre contradictions et innovations
Six éducateurs que nous avons suivis ont eu une utilisation aléatoire des RSN, privilégiant une communication par SMS et appels téléphoniques avec les jeunes pendant la période du confinement. Raphaël, 34 ans, S3 et Kâmil, 47 ans, S7 sont deux exemples. Ils ne font pas partie de la même structure et ont une ancienneté distincte (respectivement 5 ans et plus de 10 ans). Leur usage des RSN a été sporadique, ne répondant pas à un cadre professionnel précis. Raphaël explique que si son équipe avait un cadre de télétravail – avec des horaires à respecter, des appels à réaliser dans la journée – ils n’avaient pas de directive précise sur la méthode d’utilisation de Snapchat de la part de leur hiérarchie : « Tu vois, enfin, on avait, on avait un cadre par rapport au temps horaire, on n’avait pas de cadre par rapport à l'utilisation des... on faisait un peu ce qu'on voulait, entre guillemets, par rapport à l'utilisation des réseaux sociaux. Y a pas trop de clairement dit... » (Raphaël, 35 ans, S3). A l’inverse de cette catégorie d’éducateurs, une autre, composée de sept éducateurs, affirme avoir eu recours à Snapchat car la période les y a forcée, malgré l’absence de consigne de leur direction. Ces éducateurs justifient cette initiative par le renforcement du lien avec les jeunes que permet l’application Snapchat en raison de la facilité et de la rapidité de la communication. Par rapport au premier groupe, ces éducateurs se sont montrés beaucoup plus structurés, tâchant au maximum de respecter un cadre de travail, comme l’explique Clément, 34 ans, S3 :
"Bah, pour ma part, moi je n'étais pas sur les réseaux sociaux avec les jeunes jusqu'à... Nous, on avait vaguement parlé en équipe et puis voilà tant que ce n'était pas cadré pour l'instant, bah on n'était pas forcément dessus. Il y a un vrai désir qu’il y ait un cadre pour qu’on l’installe sur nos téléphones professionnels les réseaux sociaux. Et comme là, il y a eu le confinement et que, bon, voilà en plus j’étais facilitateur de l’enquête, la question elle m'intéressait, à un moment donné je me suis dit bon « je me lance tout seul ». Et je me suis installé Snapchat, WhatsApp et Instagram. Mais Instagram, bon c'est pas très... j'ai pas vu beaucoup de retours intéressants sur Instagram. Mais, ouais, sur Snapchat c'était plus une surprise pour les jeunes. Au niveau de l'accompagnement de les contacter sur, enfin, de leur demander d'abord « ben, voilà j'ai Snap est-ce que tu veux m’ajouter ». Ils étaient plutôt étonnés, surpris et c'était plus entre guillemets un jeu, je pense au début. Et, puis, voilà. Et puis WhatsApp, ouais, WhatsApp ça permet de faire une messagerie groupée. Donc moi je m’en suis un petit peu servi aussi, voilà. J'avais prévenu l'équipe et la direction, je pense dans des échanges comme ça, rien de très formel, mais, en tout cas je leur avais dit que, ouais à un moment donné j’avais envie de le faire et je l’ai fait quoi. Mais, je sais qu'on en a parlé récemment en réunion et mon directeur il m'a même redit « oui, mais c'est vrai tu l'avais dit que tu le ferais ».
Le choix de se lancer sur les RSN s’accompagne d’un sentiment d’abandon des éducateurs dans cette période. Gabriel et Adama, âges non renseignées, S6, deux éducateurs d’une même association, Gabriel ayant plus de 10 ans dans celle-ci et Adama qui a pris son poste « juste avant la COVID », expliquent que leur cheffe de service a mis en place une charte de télétravail, identifiant une liste de jeunes à suivre en particulier pendant le confinement : cette charte ne donnait aucune consigne sur l’utilisation de Snapchat. « On nous demandait le nombre de jeunes qu'on suivait, on nous demandait aussi ce qu'on faisait au niveau du travail. Mais pas forcément ce qu'on pouvait voir et apercevoir sur les réseaux sociaux » explique Adama. Ces deux éducateurs ont défini ensemble une méthode de travail, qui consistait à commencer la journée par une « préparation aux réseaux sociaux » et se poursuivait par le suivi des devoirs scolaires. Adama en donne les détails :
"Sur Snapchat. Donc, je pense qu’à un moment donné quand moi je suis dans la création de service, il y a le questionnaire (il se réfère au questionnaire de notre enquête). Donc je passe étape par étape. Il y a mon collègue qui me parle de ce qui s'est passé dans son quartier, comment ça s'est produit avec le réseau (il se réfère à une bagarre suite à des insultes entre jeunes en ligne), le questionnaire est là, je m'interroge, je parle avec ma cheffe de service, je remplis le questionnaire, il y a le confinement au mois de mars. Je commence ma création mais tout en un ayant une petite, pas une distance, mais tout en ayant une crainte en me disant que j'ai un collègue, il n'y a pas longtemps, il a été confronté à une rixe, où il y a eu un homicide, où s'était filmé. Moi c'est à peu près... non. C'était 10 heures, 20 heures à peu après disponible. Donc, on faisait, moi j'appelle ça « préparation », quand je mettais, je mettais « préparation aux réseaux sociaux » : on va, on regarde les réseaux, on regarde si on a eu des messages, on vérifie ce qui a été mis la veille ou autre. Je fais ça pendant une petite heure et après voilà je me mets vraiment au travail, en allumant mon ordinateur, mon téléphone portable, je regarde ma boite mail, je rappelle mes jeunes, je vois au niveau des réseaux sociaux qui est connecté quand je leur parle, et ainsi de suite".
Dans l’association de Zïad, 40 ans, et de Lucie, 37 ans, S2, les éducateurs ont reçu de nouveaux smartphones quelques semaines avant le confinement, alors qu’ils utilisaient jusque lors des téléphones à touche : « Ça y est, on a plus les touches à appuyer dessus. On a évolué, on a pu enfin entrer dans une autre génération, ça y est » affirme Lucie, qui se plaignait dans son premier entretien en 2019 de ne pas avoir de smartphone. Néanmoins, l’usage des applications telles que Gmail ou Snapchat demeurait interdit dans son association. Elle nous raconte que ses collègues ont entrepris cette démarche de leur propre initiative :
"La direction, déjà quand on a eu nos smartphones, la direction nous avait donné pour consigne de ne rien installer dessus pour l'instant. Parce qu'eux, ils allaient le faire. Donc, ils nous ont dit donc c’est eux qui devraient créer donc un compte Google pour nous permettre de pouvoir installer tout sur... Donc la consigne était assez claire, on ne devait absolument rien installer sur nos Smartphones pour l’instant. Sauf qu'au vu de la situation qui s'est passée, on n'avait pas le choix que de créer, enfin, d’installer les choses et de créer ces comptes-là nous-mêmes. Donc, on a créé nous-mêmes des comptes personnels sans les comptes encore fournis par l'institution. Donc je pense que ça va venir, mais pour l'instant ça n'a pas été le cas. Et, donc il y a eu aucun accompagnement à ce niveau-là. Aucun suivi non plus. On fait un peu à notre sauce".
Lucie n’a pas créé de compte Snapchat tout de suite, elle a attendu que ses collègues le fassent avant de se lancer elle-même. Elle attendait de voir « si ça marchait vraiment ou pas ». Son collègue Zïad raconte le cheminement de sa réflexion : « Donc j'avais pris l'initiative pendant la période de confinement, d'installer Snapchat dessus. Mais il faut savoir je suis pas un pro de Snapchat, donc j'ai essayé de me former aussi dessus et puis bah de demander justement aux jeunes de m'aider ». Il ressort des entretiens que les éducateurs ont développé des stratégies d’auto-cadrage et d’auto-formation durant le confinement pour continuer à exercer leur métier. En effet, en l’absence de consignes de leurs supérieurs et de formations antérieures en matière numérique, ils ont dû s’imposer à eux-mêmes leurs propres règles. Dans la plupart des cas, ils ont simplement « informé le chef de service » de leur intention de créer un compte Snapchat. Certaines règles d’auto-cadrage ressortent : pas de publication sur sa propre story à l’exclusion d’informations pratiques, pas d’observation des stories des jeunes, pas d’acceptation de jeunes inconnus : « Après par rapport aux ajouts, bah j’ajoute déjà les jeunes que je connais, après j'ai pas mal d'ajouts, des fois je regarde, « est-ce que je connais ?», mais on ne peut pas savoir sur Snapchat. Des fois, avec les pseudos on peut pas savoir en fait. Des fois, je rajoute, des fois ils sont en attente jusqu'à ce que la personne dise « ouais, tu m'as pas rajouté » donc je la rajoute, voilà, en gros c'est ça, hein, c'est comme ça » (Kâmil, 47 ans, S7).
Finalement, dans un contexte inédit, les éducateurs se sont montrés relativement prudents dans leur rapport aux publications. La plupart d’entre eux indique être très discret sur cet aspect. Ainsi, les publications, messages ou vidéos envoyés par les éducateurs sur Snapchat ou WhatsApp ont essentiellement une visée d’information et d’échange : « Bon, ça dépend. Alors, quand c'est plus professionnel c'est plus par WhatsApp. Après, si c'est plus échange, par exemple, un jeune va faire un gâteau, je vais aller commenter, je vais discuter comment il a fait, il va m'expliquer. Enfin, c'est vraiment des échanges « voilà, comment ça va dans la famille, etc. ». Après les jeunes, ils, ils, comment dire, après ils se lâchent, ils se confient quoi. Ils se confient à nous, après ça devient professionnel » (Mamadou, 30 ans, S4). Concernant les publications des jeunes, les éducateurs évitent dans leur majorité de les regarder ou de consulter leurs stories afin de ne pas envahir ce qu’ils appellent leur « espace intime ». En revanche, certains regrettent de ne pas avoir de cadre définissant les conduites à tenir pour ces visualisations qu’ils estiment pourtant très utiles pour prendre la température du quartier ou repérer certaines pratiques à risque des jeunes.
Considérations finales : qu’est-ce que ces résultats nous enseignent sur la formation des éducateurs de rue, et plus largement des travailleurs du social ?
Notre étude montre que le niveau des diplômes des éducateurs joue un rôle important sur l’appréciation de l’intégration du numérique dans la pratique professionnelle. De façon surprenante, les éducateurs les plus diplômés sont plus réticents à la mise en place du numérique dans le cadre de leur accompagnement des jeunes : on pouvait supposer que leur niveau de formation les amènerait à être plus flexibles et plus au fait des enjeux autour de cette thématique. A l’inverse, les éducateurs moins diplômés se montrent moins réfractaires à la démarche. On remarque aussi que si le contexte COVID a accéléré le recours des professionnels aux RSN pour échanger avec les jeunes, tous diplômes confondus d’ailleurs, il n’a pas conduit à dissiper les questionnements éthiques et déontologiques sur la question, mais les a au contraire accentués. L’apparition d’une multiplicité de modes d’utilisation du numérique n’a pourtant pas mené au débat collectif attendu entre cadres et éducateurs sur le sujet, ces derniers ayant été contraints à l’initiative individuelle, développant isolément des pratiques digitales qui répondent à leurs propres règles. Au final, le numérique a eu tendance à diviser les éducateurs, en l’absence de consignes précises. Il convient cependant de noter que le débat porte plus sur les modalités d’application plutôt que sur l’idée même du recours au numérique, qui est plutôt partagée. C’est pourquoi cette période a démontré l’importance de lancer une démarche globale et institutionnelle qui embarque l’ensemble des acteurs du secteur, en vue de moderniser les pratiques des éducateurs tout autant que de les sécuriser.
Le numérique pose aujourd’hui bon nombre de questions sur les modalités d’accompagnement des éducateurs auxquelles il convient d’apporter des éléments de réponse. En effet, à l’inverse des espaces de socialisation classiques des jeunes tels que la rue, l’école, les centres de loisirs entre autres qui ont pour caractéristique d’être facilement contrôlables, les espaces numériques, et en particulier les RSN, échappent dans les grandes largeurs aux éducateurs : l’accès à ces nouveaux espaces de socialisation impose de nouvelles pratiques et un ajustement du mode opératoire dans le métier d’éducateur. Finalement, si la plupart des professionnels est favorable à ce changement, le vide qui règne dans le débat sur cette question fait la part belle aux oppositions et conservatismes qui relèguent le numérique à un enjeu secondaire et empêchent de réfléchir à des solutions communes pour adapter les pratiques professionnelles face à ce phénomène social majeur. Peut-être conviendrait-il de partir du terrain et des interrogations des professionnels eux-mêmes pour poser les bases d’une réflexion sur la formation aux usages et pratiques numériques, ainsi que sur les limites qu’il importe de leur fixer, dans le cadre du travail social. En toute état de cause, il est temps de dépasser les blocages de principe et inerties qui neutralisent toute possibilité d’évolution et de réponse aux questions aussi nombreuses qu’importantes que les éducateurs se posent sur le terrain quotidiennement.
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[1] La Loi portant sur la Nouvelle Organisation Territoriale de la République (2015) a rendu possible le transfert de certaines compétences départementales, dont la prévention spécialisée, vers les métropoles. Les orientations de cette loi s’inscrivent dans les logiques du « New Management Public » qui ont fortement bouleversé le champ du travail social : simplification des services publics, rationalisation des moyens, politique d’évaluation par les résultats et, en arrière-plan, constitution de services départementaux de proximité (Grille et Dignac, 2017). La prévention spécialisée est donc devenue une compétence transférable aux métropoles, contrairement à l’ASE qui reste de la responsabilité des Départements. La prévention spécialisée ne sort pas gagnante de cette loi : si elle n’est plus une compétence obligatoire du Département, elle est également une compétence facultative des villes qui peuvent faire le choix de continuer ou non de soutenir les associations. Elle risque ainsi de disparaître, notamment dans les villes dont les politiques d’austérité donnent plus de crédit à la surveillance policière (Le Goaziou, 2015).
[2] Il s’agit des applications les plus utilisées par les jeunes au moment de la réalisation de l’enquête.
[3] Nous avons souhaité, pour préserver l’organisation de nos données, garder l’ancienne nomenclature des diplômes. Niveau IV et V : Baccalauréat et CAP ou BEP. Niveau III : DEUG, BTS, DUT, DEUST. Niveau II et I : Licence, licence professionnelle, BUT et Maîtrise, Master 1.