Ce livre de Mélanie Duclos est tiré de sa thèse, consacrée à l’ethnographie du marché de la Porte Montmartre, où des biffin.es vendent depuis plus d’un siècle, et où a eu lieu à partir de 2006 le premier mouvement social pour le « droit à la biffe ». La période d’étude va de mai 2009 (soit juste avant l’ouverture du « Carré des biffins ») jusqu’en 2016.
Le but n’est cependant pas de documenter un mouvement social : il s’agit d’une ethnographie de biffin.es rencontré.es au marché et « du monde humain du marché » (p. 10). Par-delà la grande diversité (sociologique, biographique, géographique, linguistique…) qu’on y trouve, l’auteure fait l’hypothèse que la présence sur le marché permet un « travail de soi » (p. 178) par la formation d’une « culture de résistance » commune (p. 118). Les biffin.es partagent une « expérience de dénégation de reconnaissance et d’égalité » autant qu’une « expérience de résistance à ces dénégations » (13-14), qu’elle analyse comme un processus d’« identification » et « désidentification » (p. 169). D’où l’expression « braconniers des poubelles » : « les braconniers des poubelles, comme tous ceux qui pour gagner leur vie se voient contraints de braver l’interdit, résistent dans les faits comme dans les mots, les idées. » (p.15)
La « résistance » prend ici un double sens, à la fois « lutte ouverte et combat quotidien » (14) : revendication publique et visible d’un droit à exister, travailler et occuper l’espace public, et transformation de soi lente et plus discrète, au contact du marché et des autres vendeur.ses. Elle analyse ainsi le marché de la Porte Montmartre comme « lieu privilégié d’une réintégration positive » (p.159) sur lequel est venu échouer le projet d’une « insertion » par le travail social, pensée par la mairie comme un compromis, résultant dans une immense déception.
On ne croisera donc que de façon rapide, dans ce livre, les autres acteur.rices du marché : client.es, riverain.es, pucier.es, police, travailleur.ses du Carré… L’auteure se concentre sur les biffin.es et tente de rassembler leurs caractéristiques communes, celles qui naissent de la même expérience, et de les penser comme « positivités ». Ce travail sur l’autre est cependant souvent mené à la première personne : comment, en tant qu’ethnographe, passer de la perception du désordre, du manque, des « sans » (sans papiers, sans domicile fixe, sans place, sans famille), à la compréhension des ordres, du réel, des gains trouvés au marché (la liberté, la confiance en soi, la sociabilité, le travail, l’exigence d’égalité) ? En s’immergeant, en écoutant, en faisant les poubelles, en vendant. Elle invite le lectorat à partager cette transformation du regard, s’appuyant sur les dires des biffin.es. « Fierté d’être délié, goût du hasard ou libertés, liberté financière ou des manières de faire, tous, sans exception, insistent sur ce point : par-delà les seules négativités, contre tout misérabilisme, il faut considérer les positivités de leur situation. » (p.74). Non sans montrer combien tout cela peut être ambivalent et conflictuel : les limites posées aux relations, la fatigue et la peur, la précarité derrière la liberté, les déterminismes derrière les hasards…
Si ces positivités avaient souvent été remarquées par les recherches précédentes sur les marchés des biffin.es, l’apport spécifique de Mélanie Duclos est de mettre en avant le rôle qu’y jouent certaines pratiques qui semblent les plus banales : la parole et le rire. Parce que le marché est un espace de parole, il oblige à s’affirmer, se montrer, à aller vers les autres pour se faire reconnaître. Parce que l’humour est un art et un plaisir, il fait partie du partage, de ce qu’on peut se donner et se rendre sur le marché. De même, les pratiques artistiques de certain.es biffin.es, qui font plaisir, honorent et distinguent comme poète, décoratrice… Parole libératrice, rire généreux, art honorifique : ces pratiques jouent un rôle central dans les dynamiques de reconnaissance et de don-contre don par lesquelles les biffin.es parviennent à résister et se transformer. Mélanie Duclos a la finesse de montrer leur importance, comment elle permettent « de donner même quand on a peu, s’efforcer de ne pas instrumentaliser, pour ne pas devenir cet être liminal, à la limite du social, animé tout entier par son seul intérêt, que nos conditions matérielles pourraient nous faire devenir » (p. 166). Et que le regard des autorités et des professionnel.les du travail social tendent toujours à nous faire redevenir !
En effet, sur le sujet qui occupe cette revue, le livre de Mélanie Duclos souligne la perception négative qu’ont les biffin.es des aides sociales professionnalisées et l’ambivalence qui peut caractériser leur rapport aux aides privées. La volonté de travailler et d’entretenir des relations réciproques, plutôt que de « demander la charité » ou « être assisté.e », avait déjà largement été soulignée, puisqu’elle fait partie des revendications explicites des biffin.es. Mélanie Duclos étudie comment le marché et le circuit de récup sont les lieux où se réalisent ces idéaux, que ne respecta pas le « Carré des biffins ». Elle cite ainsi la volonté du directeur d’Aurore d’ « insérer » et de « conscientiser » les biffin.es, de les faire passer de « la biffe à la vraie vie » ; la promesse du maire du XVIIIe de faire « une offre sociale » pour éviter le « problème commercial » ; la volonté de son adjoint de ne « pas reproduire ici ce qui se passe dans les villes du tiers-monde » ; le sentiment de l’assistante sociale d’Aurore, peu avant sa démission du Carré, de jouer le rôle de « flic » (195-202).
Deux questions, pour finir, sur certains choix théoriques de cet ouvrage :
1. Centré sur la question de l’identité, il conclut qu’il a permis de « montrer la prédominance de l’être sur l’avoir » (208). N’a-t-il pas montré plutôt la prédominance du faire sur l’être aussi bien que l’avoir ? Les braconniers des poubelles montre, comme d’autres études sur les biffin.es, comment l’activité permet de lutter contre l’essentialisation d’un statut (chômeur, épouse, migrante…) ou d’un niveau de vie matérielle (sans ceci, sans cela…) en identité. Refusant d’être défini.es par leur statut social ou par leurs (non-)possessions, les biffin.es veulent être reconnu.es pour leur faire, ce qui implique bien sûr leur travail, mais aussi leurs paroles, leurs luttes, leurs pratiques artistiques ou ludiques, leurs échanges et services au quotidien. La culture de résistance est une culture matérielle, que l’ethnographe a décrite et à laquelle elle a dû prendre part pour comprendre. Sinon, il n’y aurait qu’à décrire et mesurer. Or Mélanie Duclos raconte et cite, expérimente un faire qui est toujours à recommencer, réactualiser – d’où l’addiction au marché, le besoin de faire encore et toujours, même à un âge très avancé, même si on n’y gagne pas grand-chose, même si on n’en a plus vraiment « besoin ».
2. L’attention à la matérialité pourrait aussi conduire à questionner le qualificatif de « braconnage » pour désigner la biffe. Certes défini par référence à James Scott comme « pratique de ce texte caché qui résiste au pouvoir et parfois éclate au grand jour » (p. 15), il charrie à lui seul des connotations de violence, d’illégalité et d’agression sur la nature peu propice à remettre en question les préjugés sur la biffe (anomique, illégale, sale…). Or ramasser des déchets est un droit. Le déchet est res nullius et chose inerte, et s’en saisir ne menace la vie d’aucun vivant – sachant les dommages causés par les déchets sur la faune et la flore, il tend plutôt à la préserver. De même, revendre des biens d’occasion est tout à fait légal et légitime dans certaines conditions – et c’est à l’autogestion de ces conditions qu’aspirent la plupart des biffin.es.