Les observations et analyses présentées dans cet article doivent être replacées dans un parcours initié depuis plusieurs années. Une des auteures a découvert la biffe par l'angle du militantisme. Après une thèse consacrée à l’obsolescence et de nombreuses recherches sur le déchet, elle se consacre aujourd’hui au travail social. Ce parcours croise celui de la deuxième auteure qui, à l'inverse, a rencontré la biffe en étant travailleuse sociale auprès d'un groupe de récupérateurs pendant cinq ans. Elle a été actrice de l'ambivalence du travail social face à cette activité dans un contexte d'évolution du secteur par la mise en place de nouvelles formes de management basées sur la rentabilité. La prise en compte des ressources des usagers se heurtait à un cadre institutionnel limitant de plus en plus les possibilités d'adaptation aux individus. Elle questionne aujourd’hui ce constat dans un doctorat en Sciences de l'Éducation. Nos observations et liens avec les biffins ont aussi trouvé une continuité dans le collectif Rues Marchandes[1], de chercheurs et récupérateurs en recherche.
Nous proposons de partager, ici, un panorama de différentes formes d'institutionnalisation (Lourau, 1970) d'une activité économique, la biffe, ou activité de récupération-revente de biens de seconde main sur la voie publique. Pour Lapassade, "L'institution c'est un système de normes. Et c'est aussi un système de rapports sociaux institués par les normes, et les modifiant" (Lapassade, 1971, p. 187). On peut aussi la voir avec les yeux de Lourau, en négatif comme n'étant "ni une "chose" (version sociologiste), ni un fantasme (version psychologiste) mais un processus : le mouvement des forces historiques faisant et défaisant les formes. Ainsi, la biffe nous semble évoluer, se transformer en fonction d'enjeux et de dispositifs qui la dépassent, dans un mouvement d'institutionnalisations multiples. Si la répression et la dévalorisation des marchés de biffins – "marchés de la misère", "marché aux voleurs" (Balan, 2016) – l’ont très tôt disqualifiée comme activité économique, un plaidoyer s'insère dans l'actualité et vise à souligner sa fonction sociale et écologique. Nous évoquerons l’histoire de ce débat en montrant comment il a engendré trois approches de la biffe : la répression, l'organisation en mouvement social et l'assistancialisme. L'analyse Institutionnelle permet de penser ces approches comme des processus Nous les présenterons successivement en tant qu'analyseurs (Monceau, 2009) de tensions et questionnements sociaux. Au cœur des inégalités de société, ces trois aspects sont systémiques et interdépendants.
Une institutionnalisation
par la répression
La pratique quotidienne de la biffe est, en Île de France, fortement conditionnée par sa répression. Cela se perçoit tout d'abord dans une approche historique de l'activité. Ses premières traces apparaissent dans des arrêtés d'interdiction. Le premier arrêté retrouvé date de 1635 et concernait l'interdiction de la vente d’objets récupérés, hardes, défroques et occasions. Les fripiers, revendeuses à la toilette ou marchandes ambulantes n’ont cessé de faire l’objet de toute sorte de soupçons et accusations (receleurs, voleurs, mouchards, arnaqueurs), tandis que les chiffonniers ont vu leur activité strictement encadrée au XIXe siècle (Perrot, 1981 ; Barles, 2005). Alain Faure écrit ainsi que « l’histoire des chiffonniers est en partie celle de leur rapport avec la police. » (1977, p. 2). C'est aussi la répression de l'activité qui lui donne son visage actuel en Île de France, notamment par la création d'espaces délimités pour la vente d'articles d'occasion et la création des marchés aux Puces. Les biffins en sont les inventeurs (Bedel, 1985). Ils étaient, au 19ème siècle, largement présents dans la Zone (Jacquier, Granier, 2018) qui entourait Paris. Ce terrain à visée militaire, non constructible, était occupé par des habitats auto-construits, logeant des personnes ayant peu de revenus et ne pouvant vivre dans Paris. Il y avait de nombreux récupérateurs dans cet espace, qui y organisèrent les premiers marchés (Beauchez, Bouillon, Zeneidi, 2017). En 1919, une loi permet à la ville de Paris de récupérer le territoire. Elle y construit et réglemente l'occupation. Dans un premier temps, la démarche est d'interdire l'activité de revente de produits d'occasion. Face à la mobilisation des biffins, le choix est fait de délimiter des espaces de vente dédiés qui correspondent aux puces actuelles.
Aujourd'hui, les marchés populaires, non autorisés, continuent d'exister aux abords des Puces, marchés et brocantes. Au début du XXIe siècle, le contexte de crise économique a engendré une forte augmentation de la population vendeuse aux abords des marchés aux puces (Clignancourt, Montreuil…) ou dans d’autres espaces de vente non autorisée (Belleville, Barbès, La Chapelle…). Face aux conflits d’usage de l’espace public, les élus de Saint-Ouen, du XVIIIe ou du XXe arrondissement choisirent d’abord d’envoyer la police sur les marchés, pour mettre des amendes aux biffins, gazer ou jeter leurs affaires à la benne, disperser la foule. La présence de la police municipale ou de la garde montée fait partie du paysage de ces marchés et des mouvements de foule qui les animent régulièrement.
Le statut juridique de la collecte est ambivalent et profite du statut ambigu des déchets en tant qu'objets abandonnés : « Les objets abandonnés (res derelictae) sont ceux dont le propriétaire a volontairement abdiqué la propriété ; celui qui les trouve peut les prendre ; il se les approprie par voie d’occupation. L’ancien propriétaire ne peut exercer d’action en revendication puisqu’il a renoncé à sa propriété » (Malaurie, Aynes, 2010, p. 209). Des tentatives d'interdiction de la collecte existent : par exemple, en 2011 le maire de Nogent sur Marne a tenté d’interdire la récupération, par un arrêté annulé suite à un recours de la Ligue des Droits de l'Homme (Dubois, 2011). Dans le domaine de la récupération, le technique remplace parfois le juridique, avec des conséquences dramatiques : une filière officielle de recyclage des déchets a conçu une benne pour récupérer les dons des particuliers, permettant de se prémunir de « vols »[2], dans laquelle on peut entrer, mais pas sortir. Suite à plusieurs décès, ce système est aujourd'hui interdit. Le dernier décès date de Février 2019 (La Voix du Nord, 2019). Néanmoins, les outils juridiques de répression se concentrent principalement sur l'activité de revente. Ils ont été renforcés en 2011 avec le vote de la loi LOPPSI (15 mars 2011) qui n'est pas spécifique à l'activité, mais fait rentrer la vente de produits d'occasion sans autorisation dans un nouveau statut : elle passe de l'infraction au délit. Cette loi créée le délit de "vente à la sauvette" puni de 6 mois de prison et 3750 euros d'amende.
Face à cette gestion répressive, les vendeurs doivent donc être mobiles. La marge et les interstices sont leurs espaces privilégiés. Discrètement, les vendeurs cherchent des opportunités auprès des marchés. Les interstices territoriaux entre deux villes sont utilisés pour éviter la police : aux portes de Paris, biffins et biffines oscillent d'une ville et donc d’une police à l'autre, en fonction du contexte et de la réactivité des préfectures locales. Ils conservent la pratique traditionnelle de la vente sur une bâche ou un drap posé au sol, permettant d'emporter rapidement les affaires en cas d'intervention policière. La répression influe aussi sur les prix de vente. Les vendeurs évoquent la différence de négociation entre les ventes faites sur les marchés autorisés et celles faites sur les marchés non autorisés : la vente doit y être rapide, les objets sont souvent bradés.
Cette répression est structurante de l'organisation populaire de l'activité. Elle alimente le processus de revendications de la part des acteurs, dans une dynamique de mouvement social. En effet, depuis le milieu des années 2000, les biffin.es d’Île-de-France se sont mobilisés pour défendre la légitimité de leur activité, exiger l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail, dénoncer la répression policière.
Organisation en mouvement social
Cette forme d'organisation se différencie de la pratique quotidienne de la biffe par l'organisation collective d'une parole et la formalisation de revendications. Elle s'inscrit dans une continuité historique des luttes de biffins. Sur la période contemporaine, on l’observe d’abord à la Porte Montmartre.
Dans un contexte d’augmentation de la population biffine dans la continuité des puces de Clignancourt, les conflits d’usage de l’espace public se cristallisèrent autour de la biffe. Une partie des riverains de la porte Montmartre soutenait la logique répressive, se chargeant parfois d’appeler la police. D’autres se montrèrent solidaires des biffins et dénoncèrent la répression. C’est dans ce contexte que naquit, en 2006, l’association « Sauve-qui-Peut » (SQP), composée de vendeurs de la porte Montmartre et de citoyens solidaires, qui organisèrent réunions et manifestations, écrivirent des articles et des pétitions, rencontrèrent les élus pour exiger la légalisation de leur activité. Ils et elles mirent en avant la précarité de leur situation et le rôle de la biffe dans le recyclage. Se prévalant de leur filiation à l’histoire locale et de leurs efforts pour s’en sortir sans charité, ils et elles choisirent de se nommer « biffins ». D’autres activistes, solidaires, se regroupèrent dans le « Collectif de soutien aux biffins » pour relayer le combat et le message de SQP. Des journalistes, mais aussi des chercheurs et des politiques enquêtèrent sur la biffe, sur sa répression et sur les mouvements sociaux qu’elle suscitait (Milliot, 2010, Duclos, 2014). À partir de 2008, les élus locaux consentirent à recevoir les représentant.es de SQP.
En 2009, ouvrit le « Carré des biffins ». Il s’agissait de rendre légales 100 places de vente sous le pont de la porte Montmartre, là où des biffin.es vendaient depuis déjà un siècle. Ce nombre était insuffisant et le marché régulièrement débordé (Bazin, Rullac, 2012). Alors que des « biffins sans place » continuaient à vendre sans autorisation, et que l’assistante sociale du Carré démissionnait dans les premières semaines d’exercice, des activistes de SQP et du « Collectif de soutien aux biffins » restaient mobilisés pour dénoncer l’insuffisance des réponses municipales. En 2012, certains de ces activistes se regroupèrent pour former l’association Amelior (Association des Marchés Economiques Locaux Individuels et Organisés de la Récupération) et relayer ces revendications sur d'autres lieux.
Cette association organisa des marchés autogérés et de multiples manifestations demandant des places pour les biffins. Dans un premier temps, ces places furent trouvées dans des squats, des évènements éphémères, des vide-greniers. A partir de 2013, Amelior put cependant organiser un marché mensuel sous la halle Croix de Chavaux à Montreuil, ville historique de l'activité. Le marché était ouvert à tous et toutes sans condition administrative d’accès, et pour un prix de 2 euros le premier mètre. Il existe toujours, quoi que les prix de la place aient pu varier. L’association a étendu son activité. Elle gère un marché mensuel dans Paris, devant l’ancien hôpital Saint Vincent de Paul, devenu espace associatif. Ce marché s’était tenu dans un premier temps à l’intérieur de l’espace associatif, en collaboration Amelior-Aurore. Une ressourcerie a été créée sur la ville de Montreuil en 2017. Un financement a été obtenu pour la création d'un espace stable sur la ville de Bobigny, ouvert depuis Juillet 2020.
Des alliances sont aussi passées entre biffins et monde de la recherche via le collectif Rues Marchandes qui est composé de chercheurs, biffins et non biffins, académiques et non académiques. La démarche est hybride avec pour but de proposer des espaces d'expérimentation scientifique dans le cadre de la réalisation de marchés, d'ateliers de discussion ou d'écriture et de la participation à la réalisation de documentaires sur la biffe. Rues Marchandes cherche à relayer les revendications des récupérateurs-revendeurs sur de nouveaux territoires.
Les revendications de l'association Sauve Qui Peut sont passées de la lutte pour le droit à une activité dans des espaces de travail autogérés à une participation à la gestion du marché associatif de la Porte Montmartre. Pour l'association Amélior, les revendications concernent l'augmentation des espaces de ventes autorisés et autogérés, la reconnaissance de l'activité en tant que profession et le financement de la fonction sociale des acteurs en tant que professionnels de l'économie circulaire, à impact positif sur la baisse de nos déchets et donc sur l'environnement. Dans cette dynamique collective, un rassemblement est organisé chaque année à l'occasion de la journée mondiale des récupérateurs (1er mars). L'association s'insère dans des mouvements nationaux, par exemple contre la réforme des retraites en décembre 2019, et dans une mobilisation des récupérateurs à l'échelle internationale via le réseau Global Alliance of Wastepickers[3]. La reconnaissance de ces luttes dépasse nos frontières et repères franciliens avec une invitation régulière à participer aux Rencontres mondiales des mouvements populaires organisées par le Vatican (Czerny, Foglizzo, 2015).
La reconnaissance des collectifs est fragile. Si certains espaces ont été ouverts, ils ne correspondent pas au nombre de biffins sur le territoire. Nombre d'entre eux restent "sans place" et les marchés "à la sauvette" continuent. Lorsque la répression le permet, "la grande sauvette[4]" réapparaît. Elle ne dure qu'un temps et est vite rattrapée par le jeu du "chat et de la souris", image régulièrement utilisée pour désigner la course entre vendeurs et policiers. Cette "grande sauvette" inscrit les revendications des biffins dans une réalité socialement refusée et invisibilisée.
Approche par l'assistance
Dans le panorama de la récupération en Île de France, reste enfin l’approche assistancielle. L’étudier nous donne l’occasion de montrer les liens entre la biffe et l'action sociale, et la réinterprétation de l'activité par des structures caritatives institutionnalisées.
Historiquement, une expérience importante en France est le rôle fondateur de la récupération dans l'association Emmaüs (Brodier-Dolino, 2008). On oublie parfois que, parmi les premiers compagnons d’Emmaüs, beaucoup étaient chiffonniers. L’idée de biffer pour gagner l’argent nécessaire à construire des logements et faire vivre la première communauté de Neuilly Sur Marne aurait été glissée à l'Abbé Pierre par un de ses amis chiffonniers, alors que l’abbé venait de perdre son indemnité parlementaire. Face aux conflits avec les récupérateurs faisant les collectes dans la rue, les membres de l'association auraient choisi de concentrer leur activité sur la collecte dans les caves et greniers, ainsi que sur les décharges de la banlieue de Paris. L'activité est encore centrale aujourd'hui dans le fonctionnement des communautés Emmaüs mais uniquement par le chinage et la revente. La collecte en décharge et dans la rue a été abandonnée. Aujourd'hui, l'association Emmaüs n'a plus de projets directement avec les biffins qui les voient parfois comme des concurrents : d’abord sollicitée pour gérer le carré des biffins de la porte Montmartre, Emmaüs a refusé (Duclos, 2020). L'intégration de l'activité au processus de cette association est questionnée par certains biffins qui donnent de l'importance à la liberté et l'indépendance que leur permet ce travail.
On retrouve cette réappropriation de la récupération-revente par le secteur de l'action sociale dans le cadre de la mobilisation de 2006 aux abords de la porte Montmartre. Ce mouvement a mené à la création d'un marché officiel, mais cette victoire est restée en demi-teinte. Elle a même eu un goût d'échec pour certains biffins qui demandaient la création d'un marché qu'ils géreraient par le biais de leur association Sauve Qui Peut. Cependant, la mairie du XVIIIème arrondissement se tourna vers les institutions du travail social. Après avoir proposé à Emmaüs, c’est Aurore qu’elle choisit en tant que gestionnaire du marché. Aurore y posa plusieurs conditions d’accès : d’abord de 100 places, aujourd’hui de 250 places, ce dispositif est réservé en priorité aux personnes entre 25 et 65 ans, disposant de faibles ressources, habitant Saint Ouen, le XVIIIe ou le XVIIe arrondissement, capables de justifier administrativement de ce statut et de se présenter chaque jour de marché suffisamment tôt pour qu’il reste des places, mais pas avant 8h. Posant de nouvelles règles, Aurore développe un modèle d’ « insertion » : proposer aux vendeurs des parcours de sortie de la biffe, considérant cette activité comme un mode de survie et non un métier désirable en soi. Ce paradoxe de la création d'un espace de soutien à l'activité économique des biffins qui aurait pour objectif de la limiter est donc fondateur de ce marché et de ses difficultés. Deux anciens professionnels du carré ont écrit un livre expliquant les ambivalences de la création de ce dispositif (Grimaldi, Chouatra, 2014). Nous pouvons lire l'ancien président d’Aurore osciller entre autogestion et insertion dans la postface au livre écrit par une biffine de la porte Montmartre – un livre qui rend hommage à la capacité des travailleurs sociaux du Carré à inciter les biffins à sortir de la biffe (Dharmassena, ca. 2015, p. 79).
Dans les expériences à perspective autogestionnaire, les liens entre biffe et travail social s'officialisent difficilement. Dans le cas de l'association Amelior, des travailleurs sociaux y ont fait des stages. Une éducatrice se déplace régulièrement sur le marché de la Croix de Chavaux pour y réaliser des accompagnements et observations. La demande d'intégrer des postes de travailleurs sociaux a déjà été formulée mais ne s'est pas concrétisée en raison du difficile accès aux subventions. Pourtant, la solidarité s’y organise, de façon non professionnalisée, avec ses inconvénients (tensions interpersonnelles, ruptures d’alliance brutales) et ses avantages (inconditionnalité, réactivité). Pendant les confinements de l’année 2020, et alors que tous les marchés étaient à l’arrêt, elle est la première association à avoir organisé des distributions de nourriture, eau, masques, gels auprès des biffin.es privé.es de travail et des habitants des bidonvilles.
Le collectif Rues Marchandes n'a, quand à lui, mené aucun projet d'accompagnement social officiel. Pourtant, quelques chercheurs du collectif sont issus de ce secteur professionnel. Ils utilisent cet espace comme un outil pour penser et renouveler leurs pratiques. Certains le voient comme une opportunité pour imaginer, valoriser un travail social qui ne se pratique plus à partir de la notion de précarité, réservé aux "personnes en difficultés", mais bien à partir des espaces qui nous permettent de faire société.
Les dynamiques de ces expériences sont différentes. Elles montrent la difficile prise en compte des spécificités de l'organisation populaire de la biffe par le secteur de l'action sociale institutionnalisée. La focalisation sur une précarité des biffins, leur pauvreté économique est pourtant un levier qui amène une écoute de la société. Elle a mené à la création du marché autorisé de la Porte Montmartre (Grimaldi, Chouatra, 2014 ; Duclos, 2020). Cette observation se confirme dans le cadre des négociations du collectif Rues Marchandes avec certaines mairies, pour des espaces d'expérimentation. Si la démarche commerciale est un élément qui bloque les échanges, la mise en avant des difficultés économiques d'une majorité des biffins soutient le dialogue tout en recadrant leurs demandes dans une logique assistancielle disqualifiante(Paugam, 1991). C'est ce statut que les biffins ont parfois refusé dans la proposition du Carré des Biffins de la porte Montmartre. Les expériences autogestionnaires montrent une tendance à la redéfinition de ce statut et du travail social par la solidarité. La nécessité d'une place de marché y prend sens aussi en tant que place dans la société.
C'est d'ailleurs ce que nous montre la solidarité informelle et non institutionnalisée que permet le marché. Les biffins parlent souvent de leur « famille » pour désigner le marché (Duclos, 2020). La solidarité y est souvent évoquée et pratiquée. Sa réinterprétation par l'action sociale s’en fait souvent l’écho, cependant, elle peine à s'y insérer.
Pour conclure
Ce parcours nous fait traverser la géographie et l’histoire de la biffe en Île de France. Il montre son ancrage historique et populaire. Cette activité n'est pas uniquement la conséquence d'une crise économique accentuée. Elle s'inscrit dans une tradition et existe en tant que ressource pour une partie de la société, populaire, depuis le Moyen-Age (Bedel, 1985). Elle a régulièrement été réprimée. La mobilisation, l'autogestion des marchés sont tentées pour défier et contourner la répression. Ce panorama dresse des visages des réappropriations de l'activité, pourtant, c’est aujourd’hui encore sa pratique spontanée, multiforme, parfois invisible, parfois essentielle, toujours quotidiennement éreintante, qui domine.
Les biffins disent souvent qu'ils sont plus nombreux que ce que l'on croit. Que beaucoup le sont sans le savoir. Quand l'identité liée à ce métier se construit, c'est en réaction à l'ensemble des tensions présentées. Délinquants, disqualifiés, héros écologiques... Au cœur de la diversité et des inégalités de notre société, ils sont sans cesse repensés. Ils sont devenus un objet de questionnement, de recherches et de savoirs. Des thèses, des études, des livres ont été écrits sur la Porte Montmartre, par des chercheur.ses, une biffine ou des travailleur.ses d’Aurore (Milliot, 2010 ; Bazin et Rullac, 2012 ; Grimaldi et Chouatra, 2014 ; Dharmassena, ca. 2015 ; Duclos, 2020). Des articles, un film, un rapport ont été écrits sur le marché d’Amelior à Croix de Chavaux (Doumic et Zelez, 2015 ; Guien et Ramirez, 2017 ; Havard dit Duclos, 2018). Certaines recherches croisent différents lieux, formels et informels (Rues Marchandes, 2016 ; Balan, 2016 ; Wilmort, 2019). Un nouveau film est en cours d’écriture sur la biffe et son rôle dans la lutte contre la réduction des déchets (Scarbonchi, à paraître). Le sujet continue de mobiliser.
Pensés, repensés, le plus souvent repoussés, les biffins semblent pris dans les rouages d'un système qui tour à tour les criminalise ou les disqualifie. Confrontés à ses enjeux économiques, urbanistiques et sociaux, l'organisation en mouvement social parait une alternative pour parler en leur nom au cœur de ces débats, parfois y instaurer un dialogue avec la société. La fonction écologique du recyclage peut y être valorisée. Pourtant, la dynamique populaire de l'activité, son quotidien se soustrait souvent aux impératifs de ces luttes. C'est la nécessité de travailler qui semble aussi les guider dans ce dédale d'enjeux sociaux. Nos observations mènent à questionner une des stratégies des acteurs : l'invisibilité. Elle est bien sûr conditionnée mais elle est devenue un repère pour la réalisation de l'activité.
Bibliographie
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Doumic et Zelez, Les tribus de la récup, THM Productions, 2015
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Quadrige.
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La Voix du Nord, 2019, Après la mort d’une femme Pourquoi les conteneurs à vêtements peuvent tuer ? https://www.lavoixdunord.fr/539495/article/2019-02-18/pourquoi-les-dispositifs-anti-intrusions-dans-les-conteneurs-vetements-peuvent
Wilmort, A. (non publié) Roms et Déchets : Les Valeurs de la Marge, mémoire de Master 2 spécialité : Environnement, Développement, Territoires et Sociétés, MNHN 2019.
[1] http://recherche-action.fr/ruesmarchandes/
[2] Expression utilisée par un représentant d'une filière officielle de récupération de textiles en réunion à l'Ordif (Observatoire Régional des Déchets d’Île de France) pour qualifier la récupération dans les bennes de l'entreprise.
[3] https://globalrec.org/fr/
[4] Expression utilisée par un récupérateur d’île de France pour qualifier des marchés de grande ampleur allant parfois jusqu'à 100 participants aux abords des puces.