Depuis le début du XXIe siècle, les services publics français subissent des réformes regroupées sous le vocable de “Nouveau Management Public” (NMP). Celui-ci con-siste à rationaliser l’activité au moyen d’outils empruntés au monde de l’entreprise privée. Ce type de management s’appuie sur l’idée néolibérale que les administra-tions publiques ne sont pas gérées de façon efficace et qu’elles pourraient repré-senter un coût financier bien moindre si on leurs appliquaient des méthodes de gestion budgétaire appropriées.
L’hôpital public français a ainsi été réformé à coups de tarification à l’acte et d’indicateurs de performance, produisant des résultats discutables en termes de qualité d’accueil et de soin (Belorgey, 2010). A l’instar de la santé, le social est à son tour touché par cette emprise gestionnaire. A ce titre, le secteur de l’Accueil, l’Hébergement et l’Insertion (AHI) des publics les plus vulnérables est particulière-ment intéressant à analyser. Si elles demeurent financées par l’État, les structures en grande majorité associatives sont désormais soumises à une obligation de per-formance et d’efficience dans un contexte de crise du logement touchant tout parti-culièrement les plus démunis.
Dans cet article consacré aux Centres d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS), nous analyserons la façon dont le Nouveau Management Public charrie dans son sillage des injonctions paradoxales menaçant la qualité de l’accompagnement proposé aux personnes hébergées. En effet, les CHRS sont, depuis 2023, financés par le biais de Contrats Pluriannuels d’Objectifs et de Moyens (CPOM). Cet outil de contractualisation budgétaire lie le financeur, ici la Direction Régionale et Interdépartementale de l’Hébergement et du Logement (DRIHL), et l’association mandatée. Le CPOM propose une planification budgétaire sur cinq ans, ce qui est censé offrir aux chef·fes de service une meilleure visibilité financière. En contrepartie, les CHRS doivent fournir la preuve de leur performance via des indicateurs chiffrés et des résultats cadrés par des objectifs imposés.
Cet article est tiré d’une enquête qualitative réalisée dans une grande association du secteur AHI en région parisienne. Une dizaine d’entretiens a été réalisée avec des professionnel·les en poste dans cinq CHRS de l’association. L’analyse des en-tretiens permet de mettre en évidence les conséquences du CPOM sur l’accompagnement des personnes hébergées et d’identifier deux tensions aux-quelles sont confrontées les équipes :
- une tension entre l’injonction à l’inconditionnalité de l’accueil, portée no-tamment par la loi DALO, et l’incitation au “turn-over” des personnes héber-gées contenue dans le CPOM. En effet, nous verrons comment le calcul de la performance basée sur les temps de séjour conduit non seulement à ré-duire la durée d’hébergement, mais aussi à sélectionner à l’entrée les per-sonnes.
- une tension entre l’injonction à la participation des usagers portée par la loi de 2002 et la normalisation des pratiques d’accompagnement. Nous verrons comment le CPOM prescrit les modalités du travail éducatif qui doit alors être entièrement tourné vers la sortie du dispositif. Le projet multiforme des usa-gers est donc souvent rabattu à une unique dimension, celle fixée et validée par la commande institutionnelle.
Le poids de ces tensions est néanmoins à relativiser. En effet, les travailleurs et tra-vailleuses du social soucieux de conserver leur éthique professionnelle imaginent des stratégies de contournements pour récupérer des marges de manœuvre et rou-vrir des espaces de liberté.
L’inconditionnalité à l’épreuve de la performance.
Le CPOM est rendu obligatoire depuis le 1er janvier 2023 pour tous les CHRS suite à la promulgation de la loi ELAN du 23 novembre 2018. Dans l’arrêt qui explicite le contenu minimum obligatoire des contrats, on peut lire que le CPOM est un levier de performance pour les établissements et services
.
Le texte de loi mentionne les deux objectifs principaux que les CHRS doivent poursuivre : favoriser l'accès rapide à un logement ordinaire ou adapté
et adapter l'offre en fonction de l'évolution des besoins des territoires et des personnes accueillies.
L’arrêt mentionne ensuite les indicateurs qui doivent témoigner de l’efficacité du dispositif : taux de sortie vers un logement ordinaire (hors ménages à droits incomplets) (...); taux de sortie vers un logement adapté (hors ménages à droits incomplets) ; taux de ménages disposant d'une demande de logement social active (hors ménages à droits incomplets) ; taux de présence dans la structure au-delà d'une durée anormalement longue.
Ces objectifs et indicateurs traduisent la priorité du financeur : le turn-over. Pour mesurer la performance d’un centre d’hébergement, il suffirait ainsi de regarder si les personnes hébergées en sortent rapidement pour que de nouvelles entrées puissent être envisagées. L’instabilité est érigée en norme. Le CPOM de l’association étudiée va plus loin : il vise à maîtriser les durées de séjour supérieures à dix-huit mois
et affiche un objectif de 29% maximum de personnes présentes depuis plus de quarante-huit mois dans la structure. Pour le dire autrement, les CHRS doivent désormais faire en sorte que les personnes sortent de l’hébergement au bout de quatre ans maximum, et doivent justifier les situations pour lesquelles le séjour dépasserait cette durée. Cette injonction contient un risque important de tri des publics, comme le soulignait la Fédération des Acteurs de la Solidarité dans un communiqué : L’inscription d’indicateurs risque de pousser à une sélection accrue des publics et à privilégier dans l’accueil en CHRS les publics les plus autonomes et les plus proches du logement au détriment des personnes qui ont besoin d’un accompagnement dense et global ou qui ne disposent pas de ressources pour sortir rapidement vers le logement (notamment les personnes de moins de 25 ans ou les personnes n’ayant pas accès aux minimas sociaux).
Ce tri du public a été observé et documenté dans les hôpitaux publics lorsque la Durée Moyenne de Séjour (DMS) a été mise en place comme indicateur mettant en concurrence les hôpitaux. Mécaniquement, les services hospitaliers ont trié les patients, renvoyant vers des établissements privés les patients ayant le plus besoin de prise en charge et donc, risquant de rester plus longtemps dans les services (Belorgey, 2010).
Cette logique entre en contradiction avec une autre exigence formulée par les pouvoirs publics. Car dans le même temps, les services d’hébergement sont soumis à une obligation importante : l'inconditionnalité de l’accueil portée par la loi DALO, promulguée en 2007 à la suite de la mobilisation du collectif Les enfants du Canal. L’article L.345-2-2 du Code de l'action sociale et des familles précise en effet que : Toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique et sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence.
Les équipes sociales sont ainsi confrontées à une injonction paradoxale : l’inconditionnalité est-elle possible à l’épreuve de l’efficience ?
Les équipes expriment leurs inquiétudes pour de nombreux hébergés et tout particulièrement pour les personnes sans-papier. En effet, dans le contexte politique actuel, les régularisations administratives sont très tardives, aussi, les personnes sans-papiers connaissent des durées d’hébergement plus longues.
“Mais si demain on a 100% de personnes à droits incomplets, qu’est ce qu’on fait, nous ? Parce que je te disais l’année dernière, 11 [hébergé·es sans-papiers] et 11, c'est parce qu’il y a eu, je crois, trois ou quatre personnes qui n’ont pas pu renouveler leur titre de séjour à temps, la préfecture qui prend du temps, et d’autres pour qui on est toujours en attente de réponse. J'ai un monsieur pour te dire, il est là depuis 2020, il a eu son premier rendez-vous à la préfecture l’année dernière, son tout premier ! Il n’a toujours pas de titre de séjour aujourd’hui…et il n'en aura peut-être pas…” (Antoine, CESF)
Accueillir des personnes sans-papiers sans perspective de régularisation représente donc une forme de risque pour les centres d’hébergement. Vient s’ajouter à cela le poids financier que représente ce contingent de personnes pour les CHRS. En effet, ces personnes se trouvant sans ressources, elles bénéficient d’aides financières de la part des structures, sous la forme de tickets service, par exemple.
Il faut préciser que les structures ne sont pas vraiment en situation de refuser les orientations qui leurs sont faites par le SIAO (dispositif de recensement et de régulation des places d’hébergement). Le SIAO précise que Tout refus d’admission (...) doit être motivé par écrit (...). Le SIAO 75 se prononce sur le motif invoqué et peut procéder à une demande de réexamen
. L’association étudiée a donc fait le choix d’ajouter à son CPOM un indicateur concernant les orientations refusées par la structure : ce pourcentage devant rester en dessous de 5%.
En toute logique, étant à la fois « encouragés » à ne pas refuser des orientations et en même temps soumis à des critères d’efficience, les CHRS mettent en œuvre une performance reposant en fait quasi exclusivement sur une sortie rapide des dispositifs. Celle-ci heurte de plein fouet l’inconditionnalité de l’accueil contenue dans la loi DALO. Elise, assistante sociale, résume la situation ainsi :
“En fait, je pense que le moment où j’ai vraiment compris l’impact que ça avait sur le travail, c’est au moment où on avait une orientation d’une dame qui n'était pas “adaptée” au CHRS ou au CPOM, du coup on se demande ce qu’il faut qu’on… Il faut répondre à des objectifs en fait. Enfin le CHRS c’est…voilà, on accueille inconditionnellement, mais en même temps est-ce qu’on n’est pas aussi bridés par les objectifs et les contrats qui sont faits entre l’état, les grandes institutions ?”
Le logement comme seul projet possible ?
Dans l’extrait précédent, Elise fait référence à une femme, Mme C., et son bébé, orientées dans un CHRS à la sortie de la maternité. Lors de l’entretien qui précède l’admission et qui a pour objectif d’évaluer l’adéquation de la structure à la situation de la personne, Mme C. a présenté son projet, qui consistait à rester auprès de son enfant et à ne pas entamer de démarches d’insertion professionnelle avant qu’il n'entre à l’école. La cheffe de service a donc considéré que le projet de Mme C. ne correspondait pas à l’accompagnement proposé en CHRS. En effet, le niveau de ressources étant un facteur déterminant dans l’accès au logement, la volonté d’insertion professionnelle peut peser dans la future attribution d’un logement social. Sur cette base, l’orientation de Mme C. a donc été refusée par le CHRS.
Alors que les personnes accompagnées sont de plus en plus incitées à prendre part à leur prise en charge, notamment via la notion de “projet”, on constate que le cadre du CPOM ne peut contenir qu’un seul projet : celui de la sortie la plus rapide possible de l’hébergement. Les travailleurs et travailleuses des CHRS sont conduits à concentrer leur accompagnement sur l’accès au logement, qu’il soit de droit commun (bailleur social ou privé) ou adapté (pensions de famille, résidences sociales, solibail).
Il existe donc un risque d’exclusion des personnes dont le projet ne correspond pas à l’objectif fixé d’avance par l’institution.
Antoine, Conseiller en Économie Sociale et Familiale (CESF), accompagne un monsieur bien français, pas de problème
, qui, suite à un très long parcours de rue, refuse d’ouvrir ses droits au RSA ou à la couverture maladie : En fait, son objectif final, c'était juste sortir de la rue, et trouver un hébergement, ou un lieu où dormir en fait. Voilà son objectif.
Hébergé en CHRS, ce monsieur a donc atteint son objectif, réalisé son projet. Comment prendre en compte ceux et celles dont le projet sort du cadre du CPOM ?
En creux, c'est la logique du Logement d’Abord que l’on peut interroger ici. Le CPOM se fait le relais d’un nouveau dogme de l’action sociale qui consiste à considérer l’accès au logement comme la clé de voûte de l’insertion sociale. Or, bien souvent, les personnes hébergées expriment d’autres priorités lors de leur arrivée dans l’hébergement :
“En fait, même si on met tout en place pour…on va leur expliquer : vous savez, vous aurez les factures d’électricité à payer, la caution etc…Mais est-ce que c’est vraiment dans leur réalité ? Leur urgence au moment T où on en parle ? Je ne pense pas. Je pense que l’urgence pour l’instant c’est…ben peut-être travailler, trouver une place en crèche pour leur enfant…” (Elise, assistante sociale)
“Et puis pour les personnes aussi, c’est pas forcément le plus urgent en fait ! Même si elles savent que l’objectif c'est le logement, elles ont des préoccupations autres…ça peut être la santé…plein de choses en fait. Avant de commencer par la Demande de Logement Social ou quoi.” (Garance, assistante sociale).
Si l’accès à un logement autonome ou adapté est bien souvent l’aboutissement d’un travail global effectué lors de la période d’hébergement, c'est un projet dont la formalisation demande du temps et qui suppose d’avoir établi une relation de confiance. Deux éléments que le CPOM ne valorise pas dans le cadre des nouvelles formes d’évaluation de plus en plus normées.
Même lorsque les personnes formulent un projet de logement conforme à ce qui est attendu, leur participation réelle à la définition de ce projet est rapidement limitée par les règles d’attribution des logements. En effet, la situation des logements en île-de-France est telle que le refus non motivé entraîne la radiation des dispositifs de priorité et la remise à zéro de l’ancienneté de la demande de logement social. La question du refus devient alors un véritable enjeu pour les équipes, puisqu’il peut allonger considérablement les durées d’hébergement. De plus, les travailleurs et travailleuses sociales ayant parfois du mal à accéder eux-mêmes à des logements abordables, un refus de logement peut être perçu très négativement par les équipes. Ces tensions autour de la question du choix se retrouvent dans les entretiens.
“En fait, à partir du moment où t’es prioritaire, on te propose quelque chose qui est mieux que ce que tu as en ce moment, t’as pas de raison de refuser, pour eux [les bailleurs sociaux] en tous cas. T’as pas de raison valable, ou alors, c’est vraiment “je suis en fauteuil roulant, y a pas d’ascenseur, je suis au sixième étage”...là ils vont accepter et ils vont dire “ok, on a mal joué le truc, on va refaire une proposition”, et il y a pas de soucis. Mais c’est sûr que si on te propose soixante mètres carrés alors que tu vis dans un vingt mètres carrés depuis cinq ans, ben ils vont pas comprendre pourquoi tu refuses en fait. Si t’es prioritaire et que tu refuses, c’est que t’es pas vraiment prioritaire…” (Elise, assistante sociale)
“Pour moi, mis à part le coup du logement à 2H30 du boulot, j'ai du mal à comprendre les bonnes raisons qu’il pourrait y avoir pour refuser un logement. Après, c'est pas pour ça qu'il faut condamner la personne, parce que parfois c'est dur, de se projeter dans autre chose…il peut y avoir des craintes, il peut y avoir plein de choses… En plus voilà, maintenant ça rigole plus, si tu refuses t’as intérêt à le justifier…” (Maël, éducateur spécialisé)
Entre le souci du respect de la décision des personnes et la commande institution-nelle, les équipes sociales sont soumises à des injonctions contradictoires qui met-tent en jeu leur éthique professionnelle.
Des pratiques prescrites aux pratiques de résistance : l’exemple de la Demande de Logement Social
Les travailleurs et travailleuses sociales ne sont pas fondamentalement opposé·es à des formes de contrôle de l’activité, et peuvent même voir ces outils de mesure comme une manière de valoriser leur travail. Comme le dit Maël, éducateur spécialisé :
“Moi, alors je suis pas un fan de la performance, mais je suis pas contre mesurer la performance dans l’absolu, ne serait-ce que pour valoriser… parce que moi dans ma carrière j'ai vu : il y a des gens qui bossent et il y en a qui bossent moins, donc c'est pas mal que ceux qui bossent soient reconnus. Donc ça me choque pas.”
Néanmoins, les entretiens menés font ressortir une grande déception quant à ce qui est mesuré par le CPOM. Le travail humain, qui constitue le cœur du métier d’accompagnant·e social·e, est complètement absent des indicateurs. Pour Alma, CESF, cette prégnance des chiffres au détriment de l’humain est visible depuis plu-sieurs années déjà :
"De toutes façons on l’a vu au niveau de la DRIHL ces dernières années, qui nous demandait des statistiques, des chiffres, qui en fait sont… Nous le rapport d’activité chaque année on essaie d’y ajouter de la réflexion et de l’analyse, et pas que des chiffres, parce que c'est aussi le fondement de notre travail, l’accompagnement social, ce qui est mis en place, tout ça tout ça…bon, on a des stats’ à remplir. Alors les stats’, c'est bien, mais ça fait pas tout. A mon sens .(...) Est-ce que ça relate réellement notre activité ? Je suis pas certaine. Est-ce que ça montre les problèmes ? En fait, ce qu’on s’était dit avec Aymeric [consultant externe], c'est que malheureusement on a pas d’outil sur le travail qualitatif qui est effectué. Donc, le quantitatif on a les stats, mais comment mettre en avant le travail qualitatif qui est mené ? Ça, ça existe pas dans le CPOM. Voilà."
L’un des indicateurs figurant dans le CPOM de l’association est le nombre de ménages hébergés disposant d’une Demande de Logement Social (DLS) active dans les trois mois suivant leur arrivée dans le dispositif. Cet indicateur cristallise fortement les tensions puisqu’il vient directement prescrire les pratiques des travailleurs et travailleuses sociales. Maël, éducateur spécialisé, souligne bien le paradoxe que cela suppose :
“DLS dans les trois mois c'est très bien, mais le problème c'est que tu parles que d’une partie du truc, donc oui c'est bien la DLS dans les trois mois, et savoir si les gens ont une DLS dans les trois mois c'est bien, mais si tu parles que de ça c'est quand même pas très satisfaisant pour les professionnels…elle est où l’individualisation ? la loi de 2002, hein, quand même ! Comment on individualise, comment on respecte la loi de 2002 avec un tableau excel ?”
Maël fait référence à la loi du 2 janvier 2002 qui réforme l’action sociale et qui introduit notamment de très forts principes d’individualisation de l’accompagnement et de droit des usager·es. Pour Maël et ses collègues, l’individualisation suppose des pratiques personnalisées en fonction du parcours, des besoins et envies exprimées par la personne :
“Par exemple, on va prendre le sujet de la DLS. Pour faire ça dans les trois mois, ça fait que tout de suite on rentre dans le vif du sujet, tout de suite on rentre dans les impôts, tout de suite on rentre dans les salaires, « c’est un cdi, un cdd ? ». Et quand quelqu’un arrive, après un parcours précaire, souvent en alternant des périodes d’errance et d’hébergement précaire, on a envie de la laisser se poser, de la connaître, qu’elle parle de ce qu’elle a envie de faire, qu’on échange : « alors, et vous, qu’est ce que vous auriez envie de… ». Enfin voilà des choses comme ça mais qui peuvent prendre du temps, parce que du coup la personne, faut prendre du temps. Mais sauf que là on a pas le temps, surtout si elle travaille en fait, un mois passé si t’as pas réussi à la voir, ben quand tu la vois : « vous avez amené vos impôts ? » Enfin on part par le mauvais morceau en fait. Pour créer une relation de confiance, exiger des justificatifs, de la paperasse, c’est pas le meilleur moyen en fait… " (Garance, Assistante Sociale)
Ainsi, alors que les personnes accompagnées expriment une pluralité de projets et de besoins, le CPOM prescrit une pratique centrée sur l’accès au logement, norma-lisée et uniformisée. On peut parler d’épreuves de professionnalités (Ravon, Vidal-Naquet, 2016) car les intervenant·es sociaux sont confronté·es à une opposition entre la commande institutionnelle et leur perception de ce qui devrait être fait.
Cette notion nous permet, avec Ravon et Vidal-Naquet, de mettre en lumière le travail d’adaptation secondaire, de résistance, pouvant être déployé pour faire face aux injonctions paradoxales
(Ibid). En effet, une pluralité de pratiques professionnelles se déploient, dont certaines sont revendiquées comme opposition à la commande institutionnelle.
Certes, certain·es professionnel·les adhèrent à la logique du CPOM avec des argu-ments qu’il est important de prendre en compte. Pour Lucie, cheffe de service, les pratiques prescrites permettent d’échapper à la toute-puissance du travailleur social :
“Parce qu’avant, on avait peut-être tendance à décider à la place, avant on se permettait de dire des choses sur la personne, sans que la personne ne soit là. Est-ce que c'est pas maltraitant en fait de dire qu’une personne n’est pas prête [au logement] ?” (Lucie, cheffe de service)
La question de savoir si une personne hébergée est “prête” à vivre en logement, ou pas, occupe les esprits des équipes, et, avec elle, la question du rôle des travailleur·euses sociales qui sont chargé·es d’activer différents leviers pour favoriser une proposition de logement. Pour Barbara, Conseillère en Economie Sociale et Familiale, la question est moins tranchée :
“Mais, après, la DLS à trois mois, je peux le comprendre, parce que nous on était vraiment à la cool en fait… Je pense à un jeune homme qui est là depuis 2020, en fait l’emploi était tellement instable, les ressources ça te faisait des montagnes russes comme ça, moi je ne pouvais pas l’orienter en logement…alors oui il y avait une DLS et un DALO mais on n’avait pas déclenché au niveau SIAO l’orientation logement. Mais il était auto-entrepreneur, ne payait pas ses impôts, il avait des dettes à la CAF, des dettes longues comme le bras…je ne peux pas orienter quelqu'un en logement comme ça quoi… (...) Mais d’un autre côté peut être que nous aussi on est un peu trop dans…à force de fantasmer le pire qui pourrait leur arriver, de pas penser non plus au meilleur en fait…enfin ça peut être un vrai déclic, le logement.” (Barbara, CESF)
Pour d’autres, le contournement des règles est explicitement revendiqué comme un devoir professionnel relevant d’une éthique :
"Le CPOM dit qu’on doit reloger les personnes. Moi ce qui me questionne, c'est est-ce que les personnes sont aptes à être relogées ? Alors, après, on a la question du pouvoir d’agir, des ressources de chacun…voilà. Mais nous, au niveau de l’équipe on n’est pas complètement raccords avec la loi, dans le sens où on va mettre en place, on va faire la DLS, on va faire le DALO, mais les leviers pour accéder au logement, l’appui relogement SIAO, l’ARPP [dispositif de priorité d’accès au logement de la Ville de Paris], ça on le mettra en place quand on évalue que la personne est en capacité d’accéder à son logement, et qu’elle est complètement autonome. Parce que si c'est juste accéder à son logement, et que derrière on a rempli nos chiffres… Oui, mais est-ce qu’elle se maintient dans le logement ? Est-ce qu’elle est en capacité de se maintenir ? Ça, limite le CPOM il le prend pas en compte. Donc, voilà c'est justement cet entre-deux et cette balance qui est importante pour nous." (Alma, CESF)
Pour Alma, on voit qu’il est important de garder une autonomie en tant que travailleuse sociale, et donc de conserver un pouvoir de décision sur la temporalité de l’accompagnement. Pour d’autres, comme Garance, il s’agit de trouver des stratagèmes qui lui permettent de respecter les choix des personnes tout en se pliant aux injonctions institutionnelles : Par exemple Mme B., dès le départ elle m’avait dit « je ne veux pas de deux pièces », [la cheffe de service] me disait « une femme et un enfant, c’est un deux pièces ». Mme B, dès le départ elle m’avait dit qu’elle ne voulait pas : ok ben c'est une dame qui travaillait, qui avait des prestations, j’ai dit ben en fait oui, dans ce cas là on va mettre trois pièces dans votre DLS
. Malgré l’injonction institutionnelle et hiérarchique, Garance analyse individuellement les situations des personnes pour leur permettre d’accéder au meilleur selon leur situation et leurs choix. Elle n’informe pas nécessairement sa hiérarchie de ce choix. Plus tard, Mme B. accèdera effectivement à un logement social disposant de trois pièces. Au contraire, Mme S, également suivie par Garance, touche les minimas sociaux :
“Mais par exemple, pour Mme S, qui voulait la même chose, elle voulait un 4 pièces quand elle a eu son 2ème enfant, là, je lui ai fortement conseillé de ne pas faire ça [demander seulement un F4], parce que c'est quand même une situation…elle est au RSA enfin, ça va être compliqué,(...) Donc là, je lui avais dit « ben, laissez les deux, F3 et F4 et on verra… » mais là, vu sa situation…ça aurait été une dame qui travaille et qui a un salaire, je lui aurait dit « oui, vous avez raison »…mais là, ça aurait été compliqué en fait. Et puis en plus c'est un ordinateur qui sélectionne, donc elle aurait jamais été sélectionnée en fait, par rapport à ses ressources et à sa composition familiale.”
Ainsi, on voit bien à travers les entretiens que les équipes des CHRS adoptent di-verses stratégies pour conserver leur pouvoir d’agir et celui des personnes héber-gées dans un contexte d’uniformisation des pratiques et de rationalisation budgétaire. Malgré cela, la pression financière et l’injonction à la performance introduites par le CPOM continuent de menacer la qualité et l’individualisation de l’accompagnement social proposé dans les centres d’hébergement.
Conclusion
A travers l’exemple précis du CPOM, on peut observer une tendance générale à substituer une éthique managériale (Salmon, 2023) à l’éthique professionnelle, fragilisée ces dernières années par le contexte néolibéral des politiques publiques en France. A coups de référentiels d’évaluation, de recommandations de bonnes pratiques et de tableaux statistiques, le secteur social semble vouloir tirer les conclusions des scandales ayant mis en lumière de graves dysfonctionnements, comme pour le cas des EHPAD Orpéa. Malheureusement, la volonté de contrôle de l’activité par le biais des CPOM contribue en réalité à un lissage des pratiques et à un nivellement par le bas de la qualité d’accueil : discrimination des publics les plus vulnérables, standardisation des projets et, finalement, négation de la possibilité de choix.
Alors que la notion de pouvoir d’agir est désormais sur toutes les lèvres, on assiste au recul de cette capacité d’agir. La mise en place d’indicateurs chiffrés introduit l’idée que l’accompagnement social peut être quantifié et divisé en tâches administratives imposées par types de public. Certains syndicats professionnels mettent en garde contre ce pas supplémentaire vers une tarification à l’acte, sur le modèle hospitalier.