Introduction
On entend souvent dire que le consommateur est en capacité d’orienter le système alimentaire et qu’en situation d’équilibre entre l’offre et la demande sur un marché, cette dernière peut inciter voire forcer les filières à s’adapter sous peine de disparaître. En effet, si personne n’achète les produits vendus, aucune rentabilité n’est à espérer. Doit-on alors conclure à ce que les consommateurs, par leurs achats, soutiennent un système alimentaire qui est responsable de dommages sociaux et environnementaux colossaux ? Nous en doutons fortement. Ce récit du consommateur-acteur, du vote par le portefeuille, est fondé sur deux conditions qui ne sont pas réunies : une information complète, ou au moins suffisante, pour permettre aux consommateurs de prendre des décisions en toute connaissance de cause ; et l’idée que les consommateurs seraient en position de choisir leur alimentation in abstracto. Ce qui est, en fait, loin d’être le cas car savoir, ce n’est pas pouvoir. Cependant, cet article se penche essentiellement sur la première de ces conditions, la seconde étant ici mise de côté par souci de concision et de clarté.
L’alimentation en Europe est bien régie par un marché, essentiellement contrôlé par des acteurs privés : production, transformation, transport, distribution. Ce marché, loin d’être spontané, est entièrement organisé : son cadre de fonctionnement, ce qui est permis et interdit, favorisé et limité (comportements, règles, subsides, concurrences…) est un objet central du droit européen ; en général, des règles de fonctionnement du marché intérieur (Traité de Lisbonne), et en particulier, des règles spécifiques au champ alimentaire (notamment les directives sur la Politique Agricole commune et la règlementation alimentaire générale).
Dans cet ensemble cohérent, l’information est un élément crucial de la relation du marché intérieur avec les consommateurs – à côté des normes, et des subsides. Le droit organise strictement ce que le consommateur doit savoir, ne doit pas savoir et comment il doit le savoir. Cet article s’essaye à l’exercice de clarification de ce qu’il est permis au consommateur de savoir ; et de se prononcer sur la suffisance de cette information, dans une optique de transformation des systèmes alimentaires. Il commence par définir ce qui est entendu par « consommateur » en droit européen (1), puis s’intéresse à la logique de la protection par l’information (2). Il montre en quoi les normes de qualité protègent sans dire comment, sauf dans la logique des produits de grande qualité (3). Trois limites spécifiques du droit concernant la relation entre la consommation et la transformation des systèmes alimentaires sont exposées dans la dernière partie (4).
1. Qu’est-ce qu’un consommateur ?
Si le consommateur était considéré comme omniscient et omnipotent, il n’aurait nul besoin de protection. Or, il ne l’est pas et la directive vise précisément à le protéger. En effet, il est considéré comme la partie faible du contrat de consommation : « le consommateur se trouve dans une position d’infériorité, en ce qu’il doit être réputé économiquement plus faible et juridiquement moins expérimenté que son cocontractant » (Arrêt de la cour, aff. C-59/12 du 3 octobre 2013).
Le droit européen protège un « consommateur moyen », enrichi d’un « consommateur vulnérable ». La Cour a aussi pu juger de l’existence d’un « utilisateur averti » (Arrêt de la cour, aff. C-281P du 20 octobre 2011). Il est défini comme « toute personne physique qui, pour les pratiques commerciales relevant de la présente directive, agit à des fins qui n’entrent pas dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale » (DPCD, article 2).
Le consommateur est donc une personne physique qui n’est pas un professionnel et qui est concernée par une pratique commerciale. Mais comment évaluer les capacités d’un consommateur à « se faire avoir » par des informations imprécises ?
La Cour a déjà jugé que, en ce qui concerne le caractère trompeur d’une publicité, les juridictions nationales doivent prendre en considération la perception du consommateur moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé (Arrêt Ving Sverige, 2011, Point 23.)
Le consommateur se voit attribuer une série de qualités présumées. Il est « normalement informé et raisonnablement attentif et avisé ». Il n’a pas non plus de connaissances particulières (Commission européenne, Orientations concernant la mise en oeuvre de la directive 2005/29/CE relative aux pratiques commerciales déloyales, p. 49)
Il est postulé abstraitement comme étant un individu rationnel capable de faire des choix d’après un calcul de coût et de bénéfice. Il est un homo economicus doté d’une capacité de calcul imparfaite. Sa rationalité est en particulier limitée à l’information fournie par le professionnel dont il dépend (Simon, 1957). Le consommateur moyen n’est ni crédule ni « superficiel », il n’est pas non plus informé de tout sur tout. Il s’en remet raisonnablement au vendeur et est capable de distinguer une information manifestement crédible et une information manifestement trompeuse.
L’écart entre ce consommateur fictif et la réalité empirique du consommateur, tel que cela est mesuré par les sciences sociales, n’a eu de cesse d’être souligné par la doctrine. Un rapport, citant le groupe consultatif des consommateurs européens, soutient que le concept de consommateur fixe la barre trop haute et est irréaliste (Commission européenne 2016 : 180). En effet, les consommateurs font beaucoup d’erreurs lors des tests objectifs de comparaison entre plusieurs offres, ou bien ne comparent pas systématiquement les offres.
2. Recevoir la bonne information
2.1 la protection générale du consommateur
Le droit européen harmonise largement les législations nationales en matière de protection des consommateurs, et sa compréhension induit une compréhension générale des grands principes qui régissent les comportements des consommateurs dans chaque Etats de l’Union européenne. Plusieurs textes sont centraux pour saisir les rouages conceptuels du droit et la manière dont il protège le consommateur. Néanmoins, deux sont particulièrement importants parce qu’ils en chapeautent les autres et fixent les principaux concepts : la législation alimentaire générale 178/2002/CE, et la Directive 2005/29/CE qui réglemente les pratiques déloyales des professionnels vis-à-vis des consommateurs. Nous rendons compte ici de l’économie générale de cette dernière.
L’objectif de la directive est double : assurer le fonctionnement du marché intérieur en harmonisant les règles nationales de protection des consommateurs, et assurer un niveau de protection élevé du consommateur. Elle met en œuvre une méthode d’évaluation des pratiques commerciales qui permet de déterminer si elles doivent être considérées, ou non, comme déloyales. Si tel est le cas, elles sont interdites.
Une pratique commerciale est comprise dans le sens large de tout acte ou omission d’un professionnel envers un consommateur en relation directe avec la promotion ou la vente d’un produit, avant, pendant ou après l’achat. Une pratique sera interdite dès lors qu’elle ne passe pas l’un des trois tests, appliqués en cascade et prévus par la directive. Il faut d’abord voir si la pratique est interdite en soi, c’est-à-dire réputée déloyale en toute circonstance, ce qui est le cas des pratiques décrites à l’annexe I de la directive. Si ce n’est pas le cas, il faut alors la juger au cas par cas. La pratique du professionnel est-elle trompeuse par action (article 6) ou par omission (article 7) ? Est-elle agressive (articles 8 et 9) ? Une pratique trompeuse empêcherait le consommateur de prendre une décision en connaissance de cause. À ce titre, il s’agira principalement de s’assurer que toutes les informations substantielles sur le produit ont été mises à la connaissance du consommateur. Une pratique agressive consistera, en revanche, à altérer le comportement d’un consommateur du fait de harcèlement, de la contrainte, y compris de la violence physique, ou d’une influence injustifiée. Enfin, si la pratique commerciale n’a pas été « attrapée » par les tests précédents, il reste à voir si elle n’est pas susceptible d’être déloyale au titre de l’article 5, dans le cas où elle altérerait de manière substantielle le comportement du consommateur et qu’elle serait contraire à la diligence professionnelle, c’est-à-dire à une attitude d’honnêteté et de bonne foi.
Le droit européen vise à garantir au consommateur une capacité à effectuer des choix de consommation (alimentaire), en toute connaissance de cause, étant donné le rôle essentiel du professionnel (l’entreprise, le vendeur) dans le contrôle de l’information reçue. Le droit assure que le consommateur a bien connaissance des informations essentielles sur les produits pour prendre des décisions éclairées. Il est crucial de souligner que les informations concernent les produits, en contraste avec d’éventuelles informations qui pourraient être communiquées à propos des modes de production. On saura ainsi qu’un pot contient du « miel », mais on ne saura pas a priori dans quel type de ferme il a été produit. Le consommateur doit être en mesure d’interpréter les conséquences de ses choix sur lui-même (santé, goût, …), mais pas sur l’ensemble de la société.
2.2 Une protection spécifique du consommateur alimentaire
Si la directive 2005/29/CE offre un filet de sécurité aux consommateurs, le règlement 178/2002 établit des droits spécifiques aux consommateurs alimentaires. L’article 8 dit :
« 1. La législation alimentaire vise à protéger les intérêts des consommateurs et elle leur fournit une base pour choisir en connaissance de cause les denrées alimentaires qu’ils consomment. Elle vise à prévenir :
a) les pratiques frauduleuses ou trompeuses ;
b) la falsification des denrées alimentaires
c) toute autre pratique pouvant induire le consommateur en erreur. »
Dans la mesure où la « fraude » ou la « falsification » peuvent aisément s’apparenter à des pratiques déloyales au sens de directive 2005/29/E, puisqu’il s’agit de donner une fausse impression sur la nature du produit et de cacher une caractéristique essentielle du produit, c’est-à-dire de faire passer auprès du consommateur le produit pour ce qu’il n’est pas, cet article recouvre les prescriptions relatives aux pratiques déloyales.
L’article 16 du règlement, quant à lui, est plus novateur. Il s’inscrit pleinement dans le sens d’une reconnaissance de formes de pouvoir visant à influencer les comportements des consommateurs à travers la présentation des produits. Il dispose : Sans préjudice de dispositions plus spécifiques de la législation alimentaire, l’étiquetage, la publicité et la présentation des denrées alimentaires […], y compris leur forme, leur apparence ou leur emballage, les matériaux d’emballage utilisés, la façon dont ils sont présentés et le cadre dans lequel ils sont disposés, ainsi que les informations diffusées par n’importe quel moyen, ne doivent pas induire le consommateur en erreur.
La directive 2005/29/CE prend déjà en compte la manière de présenter certaines informations en suggérant qu’elles puissent être fournies « de façon peu claire, inintelligible, ambiguë ou à contre temps » (article 7, §2). Toutefois, le règlement 178/2002/CE, va bien plus loin dans la caractérisation des façons dont la présentation du produit peut influencer le consommateur : leur forme, leur apparence et leur emballage sont déjà des éléments innovants ; mais la prise en compte des matériaux d’emballage, la façon dont ils sont présentés et le cadre dans lequel ils sont disposés vont plus loin encore. L’usage de mots aussi peu déterminés que « façon » ou « cadre » sans se référer à une liste exhaustive (« y compris ») montre que le législateur a voulu adopter une définition large de ce qui est entendu par la « présentation ». La protection dépasse cette fois-ci la question de l’information, sans la négliger (« ainsi que les informations diffusées… »).
2.3 Les informations reçues
Les informations que le consommateur doit recevoir de la part de l’entreprise sont clairement énumérées. Les informations supplémentaires, qui ne seront communiquées que si elles permettent de vanter les mérites du produit (les entreprises ne communiquent pas, sauf si obligée, les informations défavorables), ne doivent pas être trompeuses. Le contrôle est renforcé pour les allégations nutritionnelles ou de santé (Règlement (CE) 1924/2006).
Les informations obligatoires sont détaillées dans l’article 6 de la DPCD. Nous donnons ici une synthèse des éléments les plus pertinents pour un produit alimentaire : 1) la nature du produit ; 2) les caractéristiques essentielles du produit, y compris sa composition (ingrédients) ; 3) l’étendue de l’engagement du professionnel ; 4) le prix ; 5) la nécessité d’un éventuel service supplémentaire ; 6) l’identité du vendeur ; 7) les droits du consommateur.
Toute fausse information, ou information manquante, à propos de ces éléments sont sévèrement sanctionnés. Pour les achats en ligne, les informations sont grosso modo les mêmes, mais les entreprises doivent être particulièrement diligentes. De plus, il existe un droit de rétractation de 14 jours.
En vertu de la législation alimentaire générale, d’autres informations spécifiques aux produits alimentaires doivent être communiquées, et notamment la valeur nutritionnelle, le pays d’origine pour les fruits et légumes ou encore la date de péremption.
3. La protection par les normes de qualité.
3.1 la qualité minimale est basse
Le règlement 178/2002 constitue le pilier central de la législation alimentaire générale. À la manière d’une loi-cadre, il fixe les balises entre lesquelles s’inscrivent les autres actes législatifs. Il fonctionne à titre supplétif, c’est-à-dire qu’il ne s’applique que si aucun autre acte législatif plus spécifique n’est adopté (Arrêt de la Cour, Aff. Jointes, du 9 juin 2005). En ce sens, il fixe les règles minimales de qualité que les produits alimentaires ordinaires doivent respecter.
Son objectif (article premier) est « d’assurer, en ce qui concerne les denrées alimentaires, un niveau de protection élevé de la santé des personnes et des intérêts des consommateurs, compte tenu notamment de la diversité de l’offre alimentaire, y compris les productions traditionnelles, tout en veillant au fonctionnement effectif du marché intérieur ».
La protection des consommateurs est renforcée par la notion de niveau élevé de protection de la santé. L’article 14 lie la question de la qualité des produits, mais aussi de la santé des consommateurs, à la question de leur sécurité. Son premier paragraphe stipule qu’« aucune denrée alimentaire n’est mise sur le marché si elle est dangereuse ». Les consommateurs doivent avoir confiance dans les produits alimentaires, et l’assurance que ce qu’ils achètent ne leur causera pas préjudice.
Comment est définie cette dangerosité ? L’article 3 du règlement fournit une définition du « danger » dans les termes suivants : « un agent biologique, chimique ou physique présent dans les denrées alimentaires […] ou un état de ces denrées alimentaires […], pouvant avoir un néfaste sur la santé ». Il faut souligner que la définition se place dans le cas d’une potentialité : il suffit qu’un risque soit suffisamment caractérisé pour qu’un produit soit qualifié de dangereux.
De plus, la protection doit être compatible et mise en balance avec le « fonctionnement effectif du marché intérieur ». Le niveau de protection attendu n’est pas « le plus élevé possible », mais simplement « élevé », c’est donc une exigence qui n’est pas absolue.
Le principal pouvoir de la législation alimentaire générale est de sanctionner la mise sur le marché d’une denrée alimentaire, laquelle est définie à l’article 2 comme étant « toute substance ou produit, transformé, partiellement transformé ou non transformé, destiné à être ingéré ou raisonnablement susceptible d’être ingéré par l’être humain ».
S’ensuit une liste de ce que ne sont pas des denrées alimentaires, notamment les aliments pour animaux, les animaux vivants et les médicaments.
Il faut noter que ce règlement n’échappe pas à la mise en balance de l’intérêt des consommateurs avec celui du développement du marché intérieur, en particulier la libre circulation des marchandises (Titre II du TFUE, articles 28-37). En adoptant un règlement, le législateur fixe des règles qui doivent être adoptées directement par les États membres, sans besoin de transposition. Cela est à la hauteur des enjeux soulignés d’emblée dans le premier considérant du règlement : « La libre circulation de denrées alimentaires sûres et saines constitue un aspect essentiel du marché intérieur et contribue de façon notable à la santé et au bien-être des citoyens, ainsi qu'à leurs intérêts économiques et sociaux ».
La santé s’établit comme un principe essentiel de la législation alimentaire. Or, dans ce règlement, on ne demande pas à chaque consommateur de s’assurer de la qualité du produit qu’il achète. Il définit un régime de responsabilité qui exempte le consommateur final de se charger de cette vérification, à l’article 17 dudit règlement. D’après son paragraphe 1, ce sont les exploitants du secteur alimentaire qui doivent veiller « à toutes les étapes de la production, de la transformation et de la distribution dans les entreprises placées sous leur contrôle, à ce que les denrées alimentaires […] répondent aux prescriptions de la législation applicable à leurs activités et vérifient le respect de ces prescriptions ». Complémentairement, l’État n’est pas dédouané de toute responsabilité. En effet, le paragraphe 2 précise que « les États membres assurent l’application de la législation alimentaire ; ils contrôlent et vérifient le respect […] des prescriptions applicables ».
3.2 Les « exceptionnels » produits de qualité
Le droit européen prévoit trois grands types de produit de qualité. Les produits de qualité spécifique, les produits d’origine ou d’appellation contrôlée, et les produits biologiques.
Le règlement 1151/2012 protège la production de produits alimentaires de qualité spécifique, et, en même temps, informe correctement les consommateurs de leurs vertus. Son considérant 3 précise sa finalité : Les producteurs ne peuvent continuer à produire une gamme variée de produits de qualité que s’ils sont équitablement récompensés de leurs efforts. Cela exige qu’ils soient en mesure d’informer les acheteurs et les consommateurs au sujet des caractéristiques de leurs produits dans des conditions de concurrence loyale.
Le règlement instaure, à l’article 2, un régime de « dénominations et de mentions » qui « indiquent ou décrivent des produits agricoles possédant : a) des caractéristiques conférant une valeur ajoutée, ou b) des propriétés conférant une valeur ajoutée en raison des méthodes de production ou de transformation utilisées lors de la production ou en raison du lieu de production ou de commercialisation. »
Ce règlement définit à l’article 5 notamment les « appellations d’origine » et les « indications géographiques », les premières étant produites totalement dans une aire géographique délimitée, alors qu’une seule étape suffit pour la seconde. Chacune doit respecter un cahier des charges (article 6) et est soumise à un régime d’autorisation (prévu au chapitre IV du règlement). Les produits sont dès lors protégés (article 7) contre toute utilisation concurrente de l’appellation, contre toute usurpation, imitation et évocation, ou toute autre information fausse. Enfin, le produit contrôlé est protégé contre « toute autre pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit ».
En outre, le règlement instaure un second système de qualité, celui des « systèmes traditionnels garantis », qui ne se réfèrent pas à une aire géographique, mais plutôt à une pratique spécifique : « 1. Une dénomination peut être enregistrée en tant que spécialité traditionnelle garantie lorsqu’elle décrit un produit ou une denrée alimentaire spécifique : a) qui résulte d’un mode de production, d’une transformation ou d’une composition correspondant à une pratique traditionnelle pour ce produit ou cette denrée alimentaire ; ou b) qui est produit à partir de matières premières ou d’ingrédients qui sont ceux traditionnellement utilisés ». Là aussi, le produit ou la denrée doit respecter un cahier des charges spécifique et est soumis à un régime d’autorisation.
S’inscrivant dans la même logique de reconnaissance et valorisation d’un mode de production spécifique, le règlement (UE) 2018/848, fixe les règles relatives à la production biologique et à l'étiquetage des produits biologiques. Il est essentiel pour saisir comment le droit s’occupe de durabilité des systèmes alimentaires.
L’article premier du règlement 2018/848 énonce : Le présent règlement établit les principes de la production biologique et énonce les règles régissant la production biologique, la certification correspondante et l’utilisation, dans l’étiquetage et la publicité, d’indications faisant référence à la production biologique, ainsi que les règles applicables aux contrôles en sus de ceux que prévoit le règlement (UE) 2017/625.
On observe que la mise en place d’un mode de production va de pair avec sa valorisation auprès du consommateur.
Le règlement 834/2007 fixe trois objectifs à la production biologique (article 3) : 1. établir un système de gestion durable pour l’agriculture ; 2. Viser à produire des produits de haute qualité ; 3. Répondre à la demande concernant des biens produits par l'utilisation de procédés qui ne nuisent pas à l'environnement, à la santé humaine, à la santé des végétaux ou à la santé et au bien-être des animaux. Cette phrase est particulièrement marquante : la production biologique ne vise pas à pallier aux impacts environnementaux de l’ensemble de la production agricole, mais bien de satisfaire « la demande » de ceux pour qui ces impacts sont inacceptables. Ce règlement s’inscrit, en ce sens, dans une politique de segmentation du marché des produits alimentaires, les produits respectant l’environnement étant une gamme de haute qualité se superposant, sans les remettre en question, aux gammes de qualité inférieur ayant des impacts plus importants sur l’environnement. Ceci est d’une importance considérable pour comprendre ce qui est entendu, à ce jour, par le droit européen, par « durabilité ».
Il n’est nul besoin de s’étendre davantage sur le contenu de ces actes législatifs visant à encourager des systèmes de qualité pour notre recherche. Il nous apparait à ce stade que le droit européen encadre la production agricole autour d’une série de principe. D’abord, une industrialisation de la production par l’augmentation de la productivité par unité de travail grâce à la mécanisation et les produits chimiques. Ensuite, la qualité à laquelle doivent répondre les produits alimentaires ordinaires sont simplement de ne pas être dangereux pour la santé. Enfin, les produits issus de cahier des charges supérieurs ou plus durables sont des exceptions aux règles générales.
4. Trois conditions à réaliser pour donner du pouvoir aux consommateurs
De l’analyse théorique de ce cadre législatif à la fois productiviste et consumériste, plusieurs enseignements peuvent être tirés en ce qui concerne la transformation des systèmes alimentaires vers plus de durabilité.
4.1 Subside et low-cost : le signal du prix…
Nous avons vu que le prix est une information cruciale, dont la communication au consommateur doit être claire. En effet, à produit comparable du point de vue des informations communiquées, le prix est censé jouer un rôle de premier plan dans un marché : il doit favoriser les produits, et les entreprises les plus efficaces – donc, les plus souhaitables. Or, en matière alimentaire, les prix sont faussés. De deux manières principales : à cause des subsides, et à cause de la course au prix bas (low-cost).
La production est sans doute la première porte d’entrée du droit de l’Union européenne dans l’alimentation. La politique agricole commune soutient directement le revenu des paysans en fonction des modes de production qu’ils déploient, et de ce fait de soustrait en partie, dans le prix des « matières premières agricoles », le coût du travail. En France, la PAC subsidie le revenu agricole à hauteur de 70 % en moyenne, avec d’importantes variations en fonction des types de production. En Wallonie, on est à plus de 90 %. On dépasse souvent les 100 % dans l’élevage, et on est souvent proche de 0 % dans le maraîchage de fruits et légumes. Pour la période 2023-2027, le montant global est de 264 milliards d’euros, soit 52,8 milliards par an. C’est 9,29 milliards par an pour la France, 0,58 milliards par an pour la Belgique.
Fait bien connu, la PAC soutient un modèle agricole industriel, en favorisant la capitalisation des fermes (mécanisation, intrant, économie d’échelle…) au détriment du nombre d’unité de main-d’œuvre. Ce modèle agricole « moderniste », basé sur la « révolution verte », est également soutenu par des traités de commerce internationaux, souvent dits « de libre échange », permettant grosso modo à l’Europe d’importer des matières premières agricoles, soit les consommer directement, soit pour les transformer puis les revendre, ce qui permet de réserver les filières agricoles européennes à l’exportation de produits alimentaires à hauteur valeur ajoutée (statistique belges 2022). Le client de l’agriculteur n’est pas le consommateur : c’est le grossiste, et derrière lui l’agro-industrie de transformation. En Belgique, elle est représentée par la FEVIA, qui fédère la plupart des multinationales agroindustrielles, et les spécialités nationales « emblématiques » : chocolat, pomme de terre (chips, frites...), bière, sucre… Socialement, cela s’est traduit par un laminage de la population agricole, de la culture paysanne, et par une urbanisation généralisée. Le bilan en termes de durabilité est catastrophique : le système alimentaire émet environ 30 % des émissions de CO2, 70 % des émissions de méthane, est le premier consommateur d’eau potable...
Pourtant, le montant des subsides est telle que les produits industriels apparaissent moins chers en supermarché que les produits qui cherchent à intégrer les coûts environnementaux (en n’exploitant pas exagérément l’environnement), sociaux (en payant dignement les salariés au lieu de délocaliser les productions), de santé (en proposant des produits peu transformés). Ainsi, la différence de prix se fait au moins autant en intégrant, ou non, l’ensemble des coûts justes de production, qu’en faisant référence à des efficacités logistiques ou opérationnelles respectables. En externalisant certains coûts de production sur d’autres acteurs, et en particulier les pouvoirs publics qui doivent ensuite soigner les effets sur la santé, sur l’environnement, ou sur la précarité des travailleurs, les entreprises du low-cost gagnent leur compétitivité au détriment de l’ensemble de la société.
Ce qui nous importe ici de souligner est que le prix ne fournit pas une information globale sur l’efficacité des différents modèles de production. Au contraire, parfois un produit cher est le signe qu’il intègre correctement l’ensemble de ses coûts... La compétitivité des filières est largement orientée et construite par l’usage – productiviste et industriel – qui est fait des subsides européens.
En clair, demander au consommateur d’influencer l’offre en faisant jouer son « vote du portefeuille » revient à lui demander de payer plus cher des produits de bonne qualité, soit d’agir au détriment de son intérêt personnel en vue de contribuer à un intérêt collectif, sociétal, plus large – sans être même persuadé de l’efficacité de son action. Le consommateur souhaitant inciter les acteurs économiques du système alimentaire doit d’abord « compenser » les subsides qui poussent vers l’industrialisation de l’agriculture… Ce « droit de passage » est hypocrite, il conduit forcément au statu quo en désactivant la possibilité pour le consommateur d’influencer directement l’offre. Or, il est très probable qu’à prix égal, le consommateur moyen préfère une production biologique ou une juste rémunération du producteur, que l’inverse… Le prix comme information, signal, est faussé si les subsides jouent à plein.
4.2 Informer sur les modes de production
Le second enseignement de notre analyse des concepts principaux du droit européen en matière alimentaire est que la plupart des obligations légales concernant les conditions de production d’un produit alimentaire sont assorties d’une obligation d’information vis-à-vis du consommateur. Nous avons vu à quel point la production et la consommation sont pensées de concert. Cela concerne plus particulièrement les produits montés en gamme, à l’instar de la production biologique ou des appellations d’origine, qui se démarquent des produits ordinaires par un cahier des charges spécifiques et mélioratifs qu’il convient de faire connaitre au consommateur pour valoriser le produit.
En revanche, et c’est un point extrêmement problématique du point de vue de la durabilité, le consommateur n’est pas informé des conditions de production des produits ordinaires. Le droit européen impose aux États l’obligation de vérifier que les produits mis sur le marché ne sont pas dangereux pour la santé du consommateur dans le cadre de leur utilisation raisonnable. Ou bien que les libellés sur les produits reflètent réellement le contenu de ceux-ci afin de ne pas tromper le consommateur. Mais il n’y aucune obligation d’informer le consommateur sur les conditions de production, transformation et distribution des produits alimentaires en général. Ainsi tenu dans l’ignorance, le consommateur ne peut jouer le rôle d’aiguillon de l’offre que nombreux sont à lui prêter (Pinto 2018 ; Hutt, 1940).
En plus d’organiser la production agricole au niveau européen, la construction du marché intérieur de l’alimentation requiert du droit d’établir la confiance du consommateur dans les produits issus de ces nouveaux modes industriels de production. Instaurer la confiance dans les produits du marché intérieur est particulièrement important pour inciter les consommateurs, justement, à consommer des produits qui sortent de leur zone de confort cognitive et identitaire à laquelle les productions nationales et locales correspondent mieux. Une tâche qui est loin d’être évidente quand on connait l’appréhension du consommateur pour les produits industriels. Il s’agit entre autres d’établir des règles pour répondre aux scandales alimentaires à répétition qui peuvent saturer l’espace médiatique et attaquer la crédibilité des chaines alimentaires désormais organisées, nous le voyons, au niveau européen (sans pour autant négliger les accords internationaux qui sont aussi de première importance). Les scandales de la vache folle et des farines animales, de la viande de cheval dans les lasagnes, du Fipronil sur les œufs, etc., sont susceptibles de miner la confiance dans le marché intérieur de l’Union puisqu’elles mettent en lumière la faillite du contrôle des entreprises du système alimentaire par les organes de régulation.
La recherche de la confiance du consommateur pose néanmoins une ambiguïté majeure qui n’est pas sans intéresser la question de la durabilité du système alimentaire. Le droit vise ainsi à donner suffisamment confiance au consommateur pour l’inciter à consommateur, mais ne lui donne pas toutes les informations suffisantes pour évaluer ses achats en termes de mode de production. Tout n’est pas communiqué. La confiance est bâtie sur la communication d’une information suffisante sur le produit uniquement assortie à une garantie d’innocuité. Or, ce manque informatif est clairement un frein à la transformation des systèmes alimentaires. En effet, de durabilité il n’est par exemple question que de manière volontaire de la part des entreprises, qui ne communiquent évidemment que sur les bonnes pratiques et pas sur les mauvaises, ou bien à travers le label biologique, qui ne concerne qu’une part limitée et malheureusement « haut de gamme » de la production alimentaire. L’absence d’informations sur les modes de production fait croire aux yeux des consommateurs que des produits peuvent être substituables du point de vue des effets du produit sur le consommateur, du point de vue de sa composition, sans être comparable en réalité du point de vue des modes de production, y compris de la durabilité de ces derniers.
4.3 Ne pas « segmenter » la critique politique en niches économiques
La diffusion de l’information telle que prévue par le droit européen concernant les produits établis finalement une segmentation en gamme. Les produits pour lesquels les consommateurs reçoivent le plus d’information constituent le haut de gamme. Ce sont les produits issus de la production biologique ou les produits d’appellation contrôlés. Néanmoins, la plupart des produits alimentaires ne bénéficient pas d’une réglementation informationnelle spécifique. Les entreprises se voient donc laisser les marges de manœuvre pour informer le consommateur sur les aspects des produits qui leur semblent le plus prometteur, tout en évitant évidemment les allégations fausses ou trompeuses. Pour ceux-ci, la marque joue un rôle décisif de médiation entre le consommateur et le produit : elle apparaît comme l’information centrale, porteuse d’un message implicite savamment construit par le marketing de marque. Les produits bas de gamme sont ceux, justement, qui ne véhiculent pas d’autres messages que l’information minimum légale ; sauf le message bien construit de la simplicité, affirmant lui-même que le produit est le plus simple possible, sans superflu, qu’il ne communique et n’est rien d’autre que lui-même. Sans l’information volontaire des entreprises, il est impossible d’imaginer quels sont les chaînes de production et d’approvisionnement derrière les produits.
Or, derrière cette segmentation des produits à travers l’usage de l’information apparaît finalement des segments par modes de production dont chacun s’adresse à des consommateurs spécifiques. Les produits les plus « bavards » sont donc les mieux compris, les plus prisés et les plus chers ; ils s’adressent ainsi à des consommateurs aisés ou engagés dans leurs achats. A l’inverse, les produits « muets » semblent les moins chers, car ils se taisent sur leurs modes de production ce qui laisserait entendre qu’ils ont reçu la production la plus efficace possible. Ces produits s’adressent ainsi à des consommateurs économes et peu soucieux des impacts de leur consommation, s’arrangeant fort bien de l’ignorance dans laquelle ces produits les placent.
Cette remarque est capitale pour notre question sur la transformation des systèmes alimentaires. En effet, il induit que les produits alternatifs, les mieux identifiés y compris concernant les modes de production, ont été intégrés au marché de l’alimentation comme des segments de produits s’adressant à des publics spécifiques. Ceux-ci sont ainsi traduit par le marché en des consommateurs porteurs d’une demande à satisfaire ; et non pas, ce qui est pourtant souvent le cas, comme des produits issus de pratiques productives qui visent à transformer le système alimentaire. La différenciation commerciale des produits alternatifs et des produits respectant uniquement le requis minimal du droit européen conduit à neutraliser la charge transformative de pratiques agricoles qui se veulent avant tout porteuses de changements systémiques. Autrement dit, la transformation des modes de production alternatifs en une gamme de produits de haute qualité permet de faire glisser des revendications politiques en revendications économiques (c’est le vote avec le portefeuille) et de leur faire perdre leur capacité disruptive. Le discours politique et critique est ainsi transformé et écarté au profit d’une gamme de marchandises qui répond à une demande désormais économique. Ainsi traduites et intégrées dans le marché intérieur, les alternatives sont cooptées et récupérées par le système alimentaire qu’elles prétendent vouloir transformer.
Conclusion
Dans une perspective de transformation des systèmes alimentaires vers plus de durabilité et la réalisation du droit humain à l’alimentation, le droit européen « protégeant » le consommateur nous apparaît, finalement, d’abord comme un facteur important, ensuite comme un obstacle. En participant à transfigurer le mangeur en consommateur, le droit lui impose subrepticement une mise à distance cognitive qui se traduit par la soustraction d’un savoir et d’un pouvoir d’agir politique sur les systèmes alimentaires. Le consommateur alimentaire est juridiquement construit comme le débouché d’un système alimentaire sur lequel il n’a qu’un contrôle politique et économique marginal. La communication aux consommateurs d’informations de nature sociale, économique et environnementale relatives aux conditions de production, de transformation et de distribution des produits alimentaires pourrait constituer un horizon intermédiaire souhaitable mais qui ne remettra pas en cause sa logique profonde. Celle-ci peut changer en rehaussant les normes de qualité, en donnant aux consommateurs la capacité financière de réaliser leurs véritables préférences alimentaires, et encore en faisant des produits alimentaires intégrant les coûts environnements et sociaux et étant bon pour la santé les produits les moins chers et les plus accessibles, notamment en réorientant la PAC. Tant que ces défis ne seront pas surmontés, le vote du portefeuille de citoyen bien éduqué restera un mythe au service du statu quo politique.
Bibliographie
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Textes juridiques
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- Arrêt de la cour, aff. C-281P du 20 octobre 2011, Pepsi Co c. Grupo Promer Mon Graphic (EU:C :2011:679), §53
- Arrêt Ving Sverige, 2011, Point 23.
- Arrêt de la Cour, Aff. Jointes, du 9 juin 2005, HLH Warenvertriebs GmbH (C-211/03), Orthica BV (C-299/03 et C-316/03 à C-318/03) contre Bundesrepublik Deutschland (EU :C:2005:370), point 38.
- Règlement (CE) 1924/2006 du Parlement européen et du Conseil du 20 décembre 2006 concernant les allégations nutritionnelles et de santé portant sur les denrées alimentaires, OJ L 404, 30.12.2006, p. 9–25
- Règlement (CE) 178/2002 du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2002 établissant les principes généraux et les prescriptions générales de la législation alimentaire, instituant l'Autorité européenne de sécurité des aliments et fixant des procédures relatives à la sécurité des denrées alimentaires (JO L 31, 1.2.2002).
- Règlement (UE) n°1151/2012 du parlement européen et du conseil du 21 novembre 2012 relatif aux systèmes de qualité applicables aux produits agricoles et aux denrées alimentaires (JO L 3431 du 14.12.2012).
- Règlement (UE) 2018/848 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 relatif à la production biologique et à l’étiquetage des produits biologiques, et abrogeant le règlement (CE) 834/2007 du Conseil (OJ L 150, 14.6.2018).
- Règlement (CE) 834/2007 du Conseil du 28 juin 2007 relatif à la production biologique et à l'étiquetage des produits biologiques et abrogeant le règlement (CEE) 2092/91 (JO L 189 du 20.7.2007).