Assistante de service social de formation, notre reprise d'études universitaires en Sciences de l'éducation, d'abord en Master 2 « travail social, insertion sociale et lutte contre les exclusions », puis en Master 2 « Analyses, études et recherches sur le travail éducatif et la formation » ont entraîné chez nous une prise de conscience majeure, déjà repérée, mais qui, par la démarche scientifique, a été rendue beaucoup plus visible : s’intéresser au registre social ne va pas de soi.
Aujourd’hui, engagée dans un travail de recherche en tant que doctorante, et au-delà de notre questionnement qui a été celui de tenter de comprendre ce qui amène un individu à s'intéresser ou non aux dimensions sociales, c'est-à-dire à explorer l’existence des surdéterminations dans l’espace des positions sociales, nous nous interrogeons davantage à la manière dont les professionnels de la relation d'aide pourraient intégrer la nécessité de prendre en compte l'impact des réalités sociales sur le psychisme des individus et sur les difficultés qu’ils traversent.
En effet, formatrice au sein d’un IRTS depuis maintenant presque trois ans, nous avons réalisé dès notre arrivée la place particulière faite au pouvoir d’agir[1] au sein du dispositif de formation en travail social.
Or, si un large consensus existe aujourd’hui sur la nécessité de former des « praticiens réflexifs », cette injonction s’inscrit dans le cadre de réformes qui transforment les dispositifs de formation, sans qu’il soit certain que ces dernières facilitent le travail de réflexivité attendu. Il s'agit alors davantage d'une prescription qu'un réel accompagnement préparant les professionnels au travail d’écoute des publics qui leur sont confiés en vue du renforcement du pouvoir d’agir.
Dès lors, de quelle manière le dispositif de formation permettrait-il de sensibiliser les étudiants en travail social au développement du pouvoir d’agir alors qu’il lui semble difficile de prendre conscience de la nécessité d’explorer les incidences des déterminations sociales et culturelles qui traversent l’espace des positions sociales ? Comment les sensibiliser à la notion de clinique pour qu’ils puissent prendre en compte l’individu dans sa singularité et dans sa construction collective ?[2]
Nous appuyant sur les apports de notre recherche doctorale, nous faisons l'hypothèse que le processus de réflexivité soutenu par les approches biographiques, permettrait aux futurs travailleurs sociaux, de mieux comprendre l’existence des places assignées, et donc de mieux entendre les souffrances sociales, réduisant alors l’écueil des reproductions des inégalités sociales et culturelles au sein même du travail social.
Nous organiserons notre propos en précisant, dans une première partie, le lien étroit qui existe entre la société hyper moderne, l’injonction à la réflexivité et l’apparition du pouvoir d’agir dans l’action sociale. Ensuite nous reviendrons sur l’importance de prendre en compte les surdéterminations sociales dans le travail d’écoute et d’accompagnement des travailleurs sociaux afin de ne pas réduire la souffrance éprouvée à un simple état. Enfin, nous mettrons en avant l’intérêt pour le dispositif de formation, et donc pour le développement du pouvoir d’agir, d’accompagner les étudiants en favorisant le détour biographique et réflexif en vue d’une meilleure compréhension et prise en compte des dimensions sociales dans l’accompagnement proposé aux personnes en difficulté.
I. Le développement du pouvoir d’agir versus la sur-responsabilisation des personnes accompagnées dans le travail social ?
Les transformations sociétales de ces dernières décennies ont eu pour effet de fragiliser les places de chacun au sein de l'espace social, entraînant ainsi une montée des singularités. Nous sommes passés d’une responsabilité collective à une responsabilité individuelle, et comme a pu le souligner Vincent de Gaulejac dans son ouvrage La lutte des places (Gaulejac, Taboada-Leonetti, 1994), d’une notion de classe à celle de place. Pour le dire autrement, la conscience collective disparaît au profit de la réussite individuelle.
Dès lors, l’individu est, aujourd’hui, davantage préoccupé à trouver une place dans la société que d’essayer de changer, à travers des solidarités collectives, l’ordre social.
Apparaissent alors, non pas une mais, des questions sociales qui accentuent la complexité des situations rencontrées par les populations, et les formes d’exclusion.
Dans L’individu hyper moderne (Aubert, 2006) Robert Castel met en lumière l’existence de deux types d’individus : ceux qui se situent dans une logique de l’excès de consommation, de plaisir, de stress, de performance, et d’excellence, c’est-à-dire ceux qui peuvent répondre à l’injonction sociétale de la figure idéale-typique de « l’individu hyper moderne » ; et ceux qui sont contraint à se résoudre à celle de « l’individu par défaut » et qui se trouvent exclus en raison d’un manque de supports économiques et sociaux et d’une carence de capitaux culturels, comme le montre très justement Pierre Bourdieu.
Ce sont ces « nouveaux publics » que l’on va rencontrer et accompagner dans le travail social, alors que les travailleurs sociaux eux-mêmes doivent faire face à des évolutions sociétales qui complexifient la nature des demandes d’accompagnement qui leur sont adressées.
Le déclin institutionnel, la montée des singularités
Même s’il existe différentes manières d’interpréter le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, nombreux sont ceux qui s’accordent à dire que l’évolution de la civilisation, depuis l’époque de la Renaissance, a provoqué un malaise dans nos sociétés contemporaines.
Nous sommes passé d’une société dite moderne, préoccupée par la question du sens, dans laquelle l’avènement de la technique et de l’économie laissait entrevoir un avenir prometteur, à une société postmoderne. Le bonheur promis par le progrès et la raison s’est transformé en incertitude et en peur de l’avenir.
Cette rupture s’est principalement installée depuis les années 70, avec l’effritement de grandes structures institutionnelles (religieuses, de la famille, du travail, des systèmes sociaux) qui ne peuvent plus jouer leur rôle de contenance et de construction identitaire collective.
Dans cette ère néolibérale, l’avènement de l’individualisme s’installe à travers des logiques concurrentielles, dans un monde où les places de chacun perdent en stabilité.
A partir du XXIème siècle, nous faisons face à l’exacerbation de ces logiques néolibérales dans une société devenue hyper moderne. L’individu contemporain est contraint de s’adapter sans cesse aux changements, aux injonctions et de faire face à de nombreux paradoxes. Il se doit d’être autoentrepreneur de sa vie en cherchant en lui-même les ressources nécessaires à une « réalisation personnelle » socialement prescrite et fondée sur un idéal d’adaptation, de flexibilité et de dépassement de soi.
« En résumé, en quelques décennies, l’individu est passé d’un type de société où les trajectoires sociales étaient relativement stables et institutionnalisées, vers une « société des individus »[3] marquée par le développement de l’individualisation des parcours, de sorte qu’il se construit sans doute moins aujourd’hui à partir des statuts institutionnellement assignés qu’à partir de l’injonction sociale à devenir « lui-même ». » (Niewiadomski, 2013 : 24)
Dès lors, l’expérience individuelle, devient l’outil incontournable pour pouvoir s’intégrer. Chacun défend ses droits, sa place, ses avantages. L’idée de société s’effrite, l’institution et son rôle se fragilisent.
L’injonction au pouvoir d’agir et à la réflexivité
Face à la liberté, à l’insécurité, aux exigences de performances et de réalisation de soi, la question de la réflexivité devient l’enjeu de cette société individualiste. Les acteurs sociaux doivent donner un sens à leur parcours en s’appuyant, comme le développe Danilo Martuccelli (2010), sur la notion d’épreuve pour mieux saisir les contours de leur identité, alors que : « dans un monde social où la performance individuelle, la responsabilité personnelle prennent le pas sur les appartenances et les attachements, les identités deviennent incertaines. » (Autès, 2013 : 13)
C’est dans ce contexte qu’apparaît l’intérêt pour le développement du pouvoir d’agir dans l’action sociale, c’est-à-dire, le développement des compétences et des performances de l’individu.
Or, dans quelle mesure cet intérêt relève-t-il d’une injonction à la participation ? On retrouve ici l’idée d’en finir avec l’assistanat du travail social pour finalement privilégier la sur-responsabilisation des personnes accompagnées par rapport à leur situation en les sommant d’occuper une place de « sujet d’imputation » : un service leur est rendu, des efforts d’insertion leur sont demandés. Le développement du pouvoir d’agir peut donc ainsi se trouver réduit à un outil d’intervention socio-éducative contribuant à invisibiliser les inégalités sociales et culturelles pour finalement véhiculer l’idéologie néolibérale méritocratique du « quand on veut, on peut ». Que devient alors l’aide à autrui dans ce contexte d’injonction à la réalisation de soi ?
L’impact des déterminants sociaux, des rapports de classe et de place, ainsi que la place et fonctions des organisations sociales n’est, selon nous, que trop peu pris en compte pour comprendre les difficultés que peuvent rencontrer les individus. Cette orientation contribue alors à faire naître des interprétations à forte valence psychologique, lesquelles renvoient les difficultés des usagers à leur propre fonctionnement personnel : « C’est penser certains problèmes, en fait liés à la structure de classe, à l’exploitation, à la domination, ou aux inégalités sociales, en termes de caractéristiques psychologiques individuelles » (Demailly, 2006 : 37).
Pourtant, soutenir le développement du pouvoir d’agir c’est pouvoir entendre la complexité des réalités de terrain, les effets de structure du champ social, les « misères de position », en créant les conditions favorables d’un accompagnement pertinent, c’est-à-dire en prenant en compte le « Sujet qui parle » au travers des surdéterminations dont il est l’objet.
En effet, comme a pu le mettre en lumière Vincent de Gaulejac, l’histoire familiale et sociale conditionne des manières d’être et de faire : l’individu est déterminé par une histoire dont il cherche à devenir le sujet.
II. Le développement du pouvoir d’agir à travers l’écoute du sujet-social
Le travail social se trouve aujourd’hui confronté à cette injonction à la participation et à la réalisation de soi, tant du côté des futurs travailleurs sociaux que de celui des personnes accompagnées, sans que les dispositifs de formation ne permettent aux étudiants le détour réflexif nécessaire à la construction d’une posture d’écoute favorisant l’émancipation des personnes vulnérables et donc de leur pouvoir d’agir.
« La culture de soi doit permettre, non seulement d'acquérir de nouvelle connaissances, mais bien mieux, de se débarrasser de toutes les mauvaises habitudes, de toutes les opinions fausses venues de la foule, des mauvais maîtres, et aussi des parents et de l'entourage. Désapprendre, de-discere, est une des tâches importantes du développement de soi » (Foucault, 2015 : 93).
Pourtant, le cœur même du métier de travailleur social n’est-il pas de favoriser l’émergence du pouvoir d’agir en s’appuyant sur le travail d’écoute et d’accompagnement ? Mais de quelle manière donner des armes aux individus afin de réduire leur assujettissement alors que « ce n'est qu'une fois conscients de ce qui les contraint que les acteurs sociaux peuvent s'en libérer » (Jourdain, Naulin, 2019 : 22).
La prise en compte des déterminations sociales
A l'ère néolibérale, où l'on ne cesse de parler de responsabilité individuelle au détriment de la responsabilité collective, l'analyse sociologique devient indispensable afin de sortir d’une simple illusion naturaliste mais aussi des interprétations psychologiques et de mettre en lumière l’individu en tant que produit des structures objectives dans un jeu social arbitraire. Rendre visibles ces mécanismes permettrait de réduire une forme de reproduction des inégalités sociales et culturelles dans le travail social mais aussi une forme de psychologisation des rapports sociaux.
Bien évidemment, nous ne rejetons pas l’intérêt de l’analyse psychanalytique, alors que nous-même sommes engagée dans un travail analytique, pour comprendre le sujet contemporain à travers la notion de l’identification : « Le désir, c’est le désir de l’Autre » disait Jacques Lacan. En effet, la prise en compte d’une existence complexe de la vie psychique de l’individu, c’est-à-dire l’inconscient, permet à ce dernier de n’être plus réduit à un seul être rationnel et cartésien. Il se construit en s’identifiant à l’autre. Néanmoins, l’individu n’est pas seulement le produit de ses relations infantiles, il est aussi le produit des rapports sociaux qu’il entretient.
Dans l'espace social, les mécanismes de la domination sociale sont d’autant plus agissants qu’ils se trouvent habituellement invisibilisés ou naturalisés. La société s’organise non pas sur un principe d’égalité mais autour de rapports de domination, entre les dominants et les dominés. Pour Pierre Bourdieu, « la société est un espace de différenciation dans lequel les rapports de domination sont dissimulés, car profondément intériorisés par les individus » (Cabin, 2000 : 24).
Cette domination s’organise à travers la répartition inégalitaire de ce que Bourdieu nomme les capitaux : « Il est évident que les vulnérabilités induites par une perte des appuis sociaux seront surdéterminées par l’exposition spécifique des individus aux dominations de classe, de genre… » (Renault, 2008 : 62)
L’auteur met en perspective le lien étroit entre le sujet et son « espace social », c’est-à-dire entre les capitaux qu’il détient selon son appartenance de classe. En effet, il analyse ces rapports de domination par l’intériorisation des « habitus ».
L’habitus est l’un des concepts majeurs de l’œuvre de Pierre Bourdieu. C’est une manière d’être et de faire, qui s’inscrit dans une histoire personnelle et qui évolue dans un contexte social collectif et professionnel, dans le temps et qui se transmet de génération en génération. Il parle davantage d’« un inconscient social qui organise l’ensemble des processus à l’œuvre dans la fabrication sociale des individus et dont ceux-ci n’ont pas conscience » (Gaulejac, 2008 : 4). Ce qui le démarque évidemment de Freud et de sa théorie sur le psychisme. Pour lui, l’individu est le produit des (sur)déterminations sociales et des processus sociaux. Il n’existe pas de position dite « naturelle » ou légitime qui serait simplement liée au mérite comme on peut souvent l’entendre aujourd’hui. La construction sociale des inégalités se reproduit par l’intermédiaire de l’intériorisation des rapports de domination. C’est ce que Bourdieu nomme la « violence symbolique ».
Selon Pierre Bourdieu, conclusion que l’on retrouve dans son ouvrage : La misère du Monde, « Porter à la conscience des mécanismes qui rendent la vie douloureuse, voire invariable, ce n'est pas les neutraliser ; porter au jour les contradictions, ce n'est pas les résoudre. Mais, pour si sceptique que l'on puisse être sur l'efficacité du discours sociologique, on ne peut tenir pour nul l'effet qu'il peut exercer en permettant à ceux qui souffrent de découvrir la possibilité d'imputer leur souffrance à des causes sociales et de se sentir ainsi disculpés ; en faisant connaître largement l'origine sociale, collectivement occultée, du malheur sous toutes ses formes, y compris les plus intimes et les plus secrètes. […] Constat qui, poursuit Bourdieu, malgré les apparences, n'a rien de désespérant : ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire... » (Bourdieu, 1993)
Prendre en compte la place occupée dans l’espace social permet à la personne accompagnée de poser un regard réflexif sur sa position, son parcours et ses expériences et ainsi, comme le souligne François Dubet, être considérée comme « un « intellectuel », comme un acteur capable de maîtriser consciemment, dans une certaine mesure en tout cas, son rapport au monde » (Dubet, 1994 : 105). Soutenir cette conquête réflexive nécessite une contenance pour favoriser, selon Paul Ricœur, la construction d’une identité narrative (Ricœur, 1990).
A travers l’écoute clinique
Selon Lacan, « il n’y a de Sujet que d’être parlant ». L’écoute compréhensive et clinique, permet d’entendre la souffrance sociale à laquelle font face les publics fragilisés, de rendre visible les injustices sociales, de comprendre l’individu contemporain et donc de lui accorder une place en rendant audible ce qui est inaudible, visible ce qui est invisible.
Il semble donc opportun de s’intéresser à la fois à la subjectivité de l’individu et à la structure dans laquelle il vit, afin d’entendre sa souffrance dans son ensemble, via l’attention portée à son discours.
Or, parler de soi ne va pas de soi. Dès lors, l'enjeu est de former les étudiants en travail social à l'écoute complexe, à la problématisation multiple, au sens où « l'analyse des déterminations multiples et croisées conduit à abandonner l'idée de construire une métathéorie du social permettant de saisir la totalité des faits sociaux » (Gaulejac, 1992 : 17) , à la réciprocité des influences et à une posture réflexive qui laisse ouverte les orientations dialectiques en matière théorique et clinique dans le cadre des sciences sociales. Parce qu’en effet, au sein de la formation, et de manière générale, nous faisons le même constat que lorsque nous étions assistante de service social sur le terrain : la question des surdéterminations sociales, la prise en compte des facteurs d’inégalités liés aux différences de classes, s’affaiblissent et laissent place à la flexibilité et au capital humain à développer.
Comme le souligne Christophe Niewiadomski dans son ouvrage Recherche biographique et clinique narrative (2012), pouvoir entendre l’individu dans sa complexité c’est à la fois prendre en compte qu’il est assujetti aux déterminations sociales, aux déterminations psychiques, mais qu’il peut également gagner en autonomie s’il devient un sujet réflexif en renforçant son pouvoir d’agir afin de devenir un acteur social. S’autoriser à prendre la parole c’est commencer à prendre conscience, c’est favoriser un retour sur soi et donner du sens à son histoire pour advenir en tant que sujet.
Il semble donc nécessaire d’accompagner et de soutenir les futurs travailleurs sociaux dans leur posture clinique, et donc dans leurs propres prises de parole, pour leur permettre de prendre conscience des déterminations qui les agissent afin qu’ils puissent à leur tour favoriser le développement du pouvoir d’agir dans l’écoute proposée aux personnes accompagnées.
En ce sens, une « pédagogie du retour sur soi » peut constituer un puissant outil clinique pour les étudiants en travail social et favoriser une meilleure compréhension des manières d’être d’autrui. Par ailleurs, la réflexivité n'est pas un savoir qui se transmet. Le processus de réflexivité ne s’apprend pas, il s’éprouve.
Il s’agit donc de les sensibiliser à leur implication en tant que praticien réflexif dans l’écoute proposée. C’est-à-dire entendre le vécu des personnes accompagnées tout en ayant conscience de sa propre place dans les enjeux de socialisation et de place.
III. Le détour réflexif à travers les approches biographiques : le pouvoir d’entendre
Le travail réflexif, tel que nous le pensons et l’éprouvons, peut permettre aux étudiants, en donnant du sens à leur propre trajectoire sociale, de mieux comprendre la place que peuvent occuper les individus dans le monde social, à travers la leur, et ainsi mieux entendre la souffrance. Pour comprendre le « nous », nous devons avant tout comprendre le « je ».
Pourtant, la notion de réflexivité est complexe alors que l’enjeu n’est finalement pas uniquement de prendre en compte les surdéterminations sociales mais bien de les croiser avec la question des processus de subjectivation de l'individu contemporain.
Le praticien réflexif
Pour pouvoir entendre la souffrance des personnes, il s’agit de comprendre sa propre souffrance au sens des déterminations sociales et psychiques qui agissent sur soi. Le praticien réflexif est celui qui s'inclut dans la relation d'aide, qui inclut son regard dans l’action, comme l'objectivation participante définit par Pierre Bourdieu.
Néanmoins, nous réalisons à quel point il est difficile de parler de réflexivité au sein du dispositif de formation. Non pas dans sa simple définition mais bien dans ce qu'elle contient et surtout dans sa mise en œuvre. Dès lors, comme a pu le revendiquer Pierre Bourdieu pour la sociologie et les sociologues, il nous semble important pour le travail social de s'appuyer sur une réflexion épistémologique et donc pour les travailleurs sociaux d'adopter une démarche réflexive concernant leur action et ainsi adapter une manière d'être et de faire qui prend en compte l'impact des enjeux sociaux sur les individus.
En d'autres termes, il s'agit d'objectiver le monde social, ce monde social qui a fait le travailleur social.
Pour reprendre les propos d’Émile Durkheim, nous pensons que les travailleurs sociaux « sont faits pour aider leurs contemporains à se reconnaître dans leurs idées et dans leurs sentiments beaucoup plus que les gouverner » (Durkheim, 1905 : 42).
Pierre Bourdieu nous incitait sans cesse à la réflexivité sociologique pour comprendre le monde social, ses mécanismes de domination, de reproduction des inégalités, pour ainsi se libérer de toute forme de constructivisme. Même s'il nous a donné les clés de cette compréhension, cela ne semble pas toujours suffire. Dès lors, de quelle manière permettre aux étudiants de voir et comprendre ce qui est rendu invisible ?
C'est justement à travers le détour réflexif, en ayant conscience de sa propre existence dans ce jeu social, que la théorie centrée sur l'existence d'un système de domination peut prendre sens et ainsi permettre l'écoute des souffrances sociales.
En effet, le travailleur social est un sujet social qui lui-même s'est construit à travers des représentations sociales, l'intériorisation de normes et une place assignée dans son champ d'appartenance. Pour comprendre son action, il se doit de comprendre le regard qu'il pose sur son action. Et pour comprendre, il est nécessaire de rompre avec l'illusio et donc de rompre avec le « refus » d'entendre les souffrances sociales, les parcours de vie traumatisants.
Pourtant, pouvoir s’intéresser et entendre les épreuves, les expériences des individus en situation sociale et les récits qu’ils font de leur vie, n’est pas un allant de soi. Nous pensons donc qu’il ne peut pas y avoir de soutien au développement du pouvoir d’agir auprès des personnes accompagnées, sans praticien réflexif. C’est-à-dire sans que ce dernier n’ait pu bénéficier d’un travail de mise en récit, dans la perspective d’interroger sa propre trajectoire, le processus de formation et ainsi repérer les surdéterminations qui agissent sur lui.
Les approches biographiques en formation
Si nous nous intéressons aux approches biographiques, dans le dispositif de formation auprès des étudiants en travail social, comme outil au processus réflexif favorisant la mise en lumière des faits sociaux et de la singularité, c’est parce que nous même avons bénéficié, à travers différents espaces (universitaire et analytique) d’une élaboration réflexive. Ce détour réflexif incessant nous permet de consolider une posture professionnelle et d’affiner un pouvoir d’entendre alors que depuis toujours nous portons attention aux personnes humiliées, pauvres et abîmées et éprouvons de l'empathie pour les dominés. En effet, nous tentons de soutenir les individus en difficulté en prenant en compte la dimension collective de leur parcours de désinsertion et d’exclusion, d’examiner la violence symbolique qu’ils subissent, tout en évitant de les considérer comme seuls responsables de leur condition, en soutenant l’idée de les rendre acteurs.
A partir de notre expérience socio-analytique, notre vision du travail social s’est affinée autour de la question du langage et de la subjectivité. Lorsque nous entrons dans le travail social, c’est d’abord pour entendre les personnes rendues invisibles par la société. Aujourd’hui nous réalisons à quel point cette écoute clinique se fait à travers le langage, qui à la fois déforme la réalité mais aussi la construit. Dès lors, et comme le souligne Michel Autès : « La subjectivité est cette interaction entre le langage et le social, ou, pour reprendre les mots de de Foucault, entre la vérité et le pouvoir. La subjectivité est une construction historique, politique et sociale. » (Autès, Rullac, 2020 : 92)
Nous avons tenté de montrer à quel point d’entendre le sujet contemporain, dans cette visée émancipatrice du développement du pouvoir d’agir, s’avère complexe. Par ailleurs, le dispositif de formation, très normatif, s'organise aujourd’hui essentiellement autour des référentiels de compétences et des épreuves de certifications. A la lecture des compétences à acquérir pour l'étudiant, à transmettre pour le formateur, qu'en est-il du sens donné à ces acquisitions, présentées sous forme d’injonctions, lorsque la principale préoccupation est bien celle de respecter les différents référentiels : professionnel, de formation et de certification, pour l’obtention du diplôme. Dès lors, l’approche par compétence réduit l’accompagnement socio-éducatif au simple fait de réaliser des actes, faisant alors apparaître plusieurs points aveugles comme : « ce que je fais avec ce que je suis » ; « la relation d'aide à travers l'injonction à être soi-même » ; « l'écoute des souffrances » ; « au nom de quoi agir sur autrui » ; etc. La formation des futurs travailleurs sociaux ne peut être réduite à une transmission de savoirs, savoir-faire et savoir-être, alors qu’il existe un lien étroit entre formation, apprentissage et biographie. Dans cette perspective, l’étudiant s’approprie, par la formation expérientielle, son pouvoir de formation, c’est-à-dire « sa capacité à « donner forme » à son projet de formation via le travail réflexif que le narrateur va opérer sur son récit socialisé » (Niewiadomski, 2013 : 31) et ainsi développer son pouvoir d’entendre.
Lorsque l’on parle de développement du pouvoir d’agir, il n’est pas tant question d’une donation de pouvoir aux personnes accompagnées, mais bien de leur permettre de conscientiser leur place dans la société afin de favoriser une participation conscientisée. Dès lors, la notion de pouvoir n’est pas à entendre au sens du renforcement ou de la négation des rapports de domination mais bien au contraire à envisager au sens existentiel des potentialités qu’il offre. Parce que finalement, « pouvoir agir », qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Il s’agit donc, pour le travailleur social, d’adopter une posture clinique, à travers son propre travail réflexif, qui favoriserait la prise de parole de la personne accompagnée, pour qu’elle devienne un « Sujet qui parle ». Sans tomber dans l’illusion d’une réalité construite mais bel et bien pour permettre à la personne d’en devenir le sujet.
Le dispositif de formation devra alors se décaler d’un accompagnement dont la perspective serait de faire développer des compétences. En effet, la relation d’aide n’est-elle pas plus complexe que la simple mise en œuvre de tâches à faire, alors qu’il y a toujours une différence entre la demande exprimée et le réel besoin ? Il devra donc nuancer cette logique centrée sur les compétences en y associant une posture éthique susceptible de prendre sens par rapport aux réalités de terrain des familles à qui l’on demande de « prendre leurs responsabilités ».
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[1] Et non au développement du pouvoir d’agir.
[2] Ces questions sont explorées dans le cadre de notre recherche, dont la méthodologie d’enquête s’articulera autour d’entretiens individuels et d’un séminaire dans une perspective de sociologie clinique.
[3] Elias, N. (1991). La société des individus, Paris, Fayard