Introduction
Cet article tente de rendre compte des réflexions d’une praticienne en apprentissage de la recherche, qui, le temps du confinement fait le choix de privilégier l’espace de la pratique sans imaginer, à priori, que ce retour au terrain pourra générer de nouvelles questions et de nouvelles réflexions. J’ai choisi de répondre à l’appel à volontaires diffusé par un département et ai intégré un établissement accueillant des enfants au titre de la protection de l’enfance. Cette implication a pris la forme de remplacements, parfois au pied levé, en journée ou en nuitée. L’article présenté s’appuie alors sur le contenu d’un journal de bord, complété au quotidien, à partir duquel je fais apparaître certains des dilemmes auxquels les travailleur.se.s du social sont confronté.e.s. Si la situation est inédite en France, les questions qu’elle soulève nous semblent pour certaines moins récentes. Dans le champ du travail social, cette situation (re)met alors les acteurs face à des défis qui peuvent être inédits ou qui finalement ne sont qu’une mise à jour de ceux laisser jusqu’alors sous silence.
Au préalable, il nous semble important de préciser les raisons qui nous amènent à ne pas parler des travailleurs sociaux, mais des travailleur.se.s du social ici. Si habituellement, le périmètre de ce territoire du social et médico-social est délimitée et largement occupé par les professions réglementées et encadrées par un titre professionnel, la période que nous traversons nous amène à considérer que d’autres types d’acteurs viennent compléter, suppléer ou se substituer à l’intervention des premiers.
La protection de l’enfance : un silence assourdissant ?
Les annonces du président de la République le 16 mars n’étonnent guère les organisations qui semblaient depuis quelques jours s’attendre à cette décision. Elles attendaient pourtant certainement quelques annonces du chef de l’État, de ses représentants ou des élus locaux à destination de celles et ceux dont l’action quotidienne ne peut se faire derrière un écran, celles et ceux dont les activités ne peuvent être reportées à plus tard. Au premier jour du confinement, les départements sont nombreux à devoir réajuster leur(s) organisation(s) à mesure que les effectifs des équipes s’amenuisent. Quelques jours après l’annonce, les établissements de protection de l’enfance qui accueillent au quotidien plus de 161 000 enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance (DRESS, 2019)1 s’inquiètent quant à la possibilité de maintenir les effectifs nécessaires à la continuité de service. Entre les professionnel.le.s qui ne peuvent laisser leurs enfants seuls, celles et ceux qui sont considéré.e.s comme personne « à risques », celles et ceux qui sont déjà contaminés ou qui sont en contact avec une personne contaminée, il ne faut pas plus de 2 jours pour que la situation, à l’intérieur des établissements de protection de l’enfance devienne difficilement gérable.
J’arrive alors l’après-midi 16 mars dans une équipe (ou du moins ce qu’il en reste) qui héberge une trentaine d’enfants. Une éducatrice, seule pour un groupe de huit jeunes (alors qu’ils sont généralement deux ou trois) m’accueille, la mine déjà très marquée par la fatigue accumulée ces dernières semaines. En effet, si l’annonce du confinement sonne le glas d’une période qui s'annonce longue et difficile, cette équipe semble déjà largement impactée par les nombreux arrêts des derniers jours. Les jeunes me saluent, surpris de voir une tête inconnue, et déjà, l’ennui et l’impossibilité de sortir leur semblent pesants. Il faut dire qu’en plus de ne pouvoir sortir, les jeunes ont interdiction de se rassembler à plusieurs dans une chambre, d’aller voir leurs camarades dans le service qui jouxte le leur. Déjà le manque de cigarette constitue un sujet de discussion omniprésent. Les livres et quelques jeux de société ne suffisent à occuper toutes leurs journées. La professionnelle s’inquiète déjà, elle ne sait pas comment ils (tant les jeunes que les professionnel.le.s) vont tenir, s’ils vont tenir, si elle va tenir. Elle exprime déjà sa colère de n’avoir entendu aucun mot sur les travailleur.se.s du social, son agacement face au silence d’un secrétaire d’État en charge de la protection de l’enfance d’habitude si volubile.
Si habituellement ce sont les bénéficiaires de cette politique publique qui peinent à faire entendre leur voix, je m’interroge sur le murmure à peine plus perceptible de celles et ceux qui agissent au plus près d’eux. Cette surdité est percutante lorsqu’elle se traduit par l’absence de « mots » à destination de celles et ceux qui sont confiné.e.s chez eux sans disposer de « chez eux » ; de mots à destination de celles et ceux confinés chez eux dans un chez soi qui n’est pas à soi ; à celles et ceux qui sont confinés dans des conditions qui, pour certain.e.s qui ont préféré fuir les grandes villes et rejoindre leur résidence secondaire, seraient inacceptables; celles et ceux encore qui doivent faire le choix entre rester chez soi et prendre soin des siens ou aller prendre soin d’autrui…
Les enfants et les parents, ces « acteurs faibles » (Payet et al., 2008) dont la voix est inaudible sont tout aussi absents des discours et depuis maintenant près d’un mois l’inaudibilité de leur voix est assourdissante. Les droits de visite ou d’hébergement sont suspendus pour la plupart, les mesures sont prorogées sur avis du service gardien. Ces décisions semblent provoquer un mouvement inverse de celui amorcé depuis plusieurs décennies, le système revenant dès lors à des logiques de substitution en lieu et place de celles de suppléance (Durning, 1995). Ce questionnement peut être mis à jour par une scène surprenante vécue lors de mon premier jour.
Diane, une éducatrice en poste depuis plusieurs années reçoit, dans la salle destinée aux familles, une mère de famille venue apporter quelques affaires à sa fille. Elle semble avoir pris les quelques précautions possibles en ne saluant cette mère que verbalement. Pourtant, l’un des cadres de la structure s’empresse de venir près de la salle en lui demandant ce qu’elle fait. Elle s’exclame alors, sous un ton quelque peu agressif mais enfin on est confiné, donc pas de parents dans les lieux
. L’éducatrice tente de justifier son acte, mais son propos ne recevra aucun écho de la part de cette responsable.
Cette scène anodine montre que face à cette crise, certains acteur.rice.s ont rapidement fait le choix d’exclure les parents. Cette situation montre combien l’accueil de ces enfants est encore largement envisagé comme de la seule responsabilité de l’institution, responsabilité qui n’est (toujours) pas partagée avec les parents, lesquels doivent respecter les règles édictées par ceux qui détiennent le pouvoir. À y regarder de plus près l’attestation de déplacement dérogatoire du Ministère de l’Intérieur, précise le motif « déplacements pour motif familial impérieux, pour l’assistance aux personnes vulnérables ou la garde d’enfants ». Ce motif ne pourrait-il être valable s’agissant de ces parents ? Cette dimension impérieuse ne peut-elle par être valide s’agissant de la vêture des enfants ou tout simplement concernant la relation parent(s)/enfant(s) dans ce contexte ? Ce qui semble en jeu ici ce sont les références implicites ou explicites de ces organisations, lesquelles ne semblent pas encore comprendre la « coéducation » comme faisant partie intégrante de leurs missions. Si la situation sanitaire est préoccupante et justifie sans doute des mesures exceptionnelles, devons-nous pour autant rester de marbre face à la déliquescence de certains « droits » fondamentaux en cette période ?
Derrière les murs…
À première vue et à en croire la faible évocation de leurs situations dans le discours public, le quotidien des enfants accueillis au sein d’établissement ne sera pas le plus impacté par le confinement. Pourtant, lorsque nous passons la porte d’un de ces lieux de vie dans lesquelles des dizaines d’enfants se partagent parfois moins de cent mètres carrés, les conséquences de cette situation qui perdure sautent rapidement aux yeux.
Abdel, Thomas, Léane, Yanis sont dans le « patio » depuis plusieurs heures. Cet espace est le seul à l’intérieur duquel ils peuvent se retrouver ensemble. Ils ont vu sur une petite cour dans laquelle ils ne peuvent se rendre sans l’un de nous, à condition que nous soyons assez nombreux pour nous relayer. Ces jeunes sont là depuis la veille, parfois depuis plusieurs semaines et ils ne savent pas quand ils pourront sortir, voir leurs parents, leurs amis. À défaut de relations sociales, ils choisissent les réseaux sociaux pour maintenir les liens avec leurs parents, la musique pour s’évader et avoir le sentiment de pouvoir encore choisir quelque chose qui leur est propre et qui, grâce aux écouteurs, peut demeurer une des rares activités solitaires et personnelles.
L’oisiveté et l’absence d’activités pèsent de jour en jour sur le quotidien de ces jeunes qui, finissent par trouver dans les affrontements physiques une occupation qui les anime. Le nombre de personnes présentes et le matériel informatique (in)disponible ne permettent pas d’accompagner celles et ceux qui sont encore scolarisé.e.s. Les professionnel.le.s déploient plus d’énergie à former brièvement bénévoles et intérimaires qu’à pouvoir prendre soin de ces jeunes.
Regarder les jeunes c’est se rendre compte des moyens qu’ils ont trouvés pour obtenir des bénéfices secondaires dans cette situation. Ces bénéfices peuvent être de plusieurs ordres allant de la transgression des règles habituelles à l’obtention de certains biens tant convoités comme les cigarettes ou les forfaits de connexion internet. La question des règles du collectif est particulièrement mise à mal dans cette période au regard du turn-over des professionnels qui s’ils tentent de maintenir l’équilibre construit par les membres de l’équipe ne peuvent toutefois incarner ce qu’ils incarnent habituellement de manière collective. C’est ainsi que j’ai vu des jeunes s’amuser avec les règles, afin peut être de montrer qu’ils n’étaient ni passif, ni totalement soumis aux règles qui les entourent. De l’autre côté, c’est l’institution elle-même qui décide d’assouplir les règles soit pour le confort des jeunes ou peut être celui des équipes. Lorsqu’un cadre choisi d’aller acheter des cigarettes avec ses deniers personnels et fournir aux jeunes un nombre de cigarettes, l’action peut être perçue de différents points de vue et n’est pas sans provoquer quelques vives discussions au sein des travailleur.se.s du social.
Alice, Hackim, Manuel, Géraldine, Malik, Léo, Marjorie, ce sont les prénoms des travailleur.se.s du social que ces jeunes ne connaissaient pas et qu’ils ont tous et toutes croisé en moins d’une semaine, le matin, l’après-midi ou la nuit. Ce sont à eux que les jeunes tentent d’expliquer le fonctionnement de ce lieu, les horaires, les modes de fonctionnement, les règles du groupe. Ils en profitent alors pour en modifier quelques-unes, sans gravité, mais qui rapidement met à mal le fonctionnement de cette petite « tribu ». « Alice m’a laissé boire un café hier soir », « Malik a dit qu’on pouvait être à plusieurs dans la chambre », « Léo me laisse garder mon téléphone »… Voici quelques exemples de ces tentatives à peine masquées qui représentent peut-être pour ces jeunes des occasions d’obtenir quelques bénéfices secondaires.
Force est de constater que la multiplication de ces adultes qui se relaient est lourde de conséquences pour ces enfants qui semblent éviter peu à peu les liens avec nous « les remplaçants ». Ces changements provoquent une concentration de rupture qui, si elles sont largement étudiées sous l’angle d’un parcours de vie, l’ont moins été s’agissant des ruptures au quotidien qui, si elles permettent la « continuité de service » mettent à mal la « continuité éducative ou relationnelle ». Les jeunes n’ont de cesse de demander qui sera là ce soir, demain matin ou demain après-midi et la plupart du temps, personne n’est en mesure de leur répondre. De plus, pour revenir à l’absence des parents dans ce contexte je me pose la question du niveau de protection dont il est ici question. Un enfant accueilli qui croisera entre 20 et 30 professionnels en une semaine n’a-t-il pas plus de risques de contracter le virus qu’en rencontrant ses parents dans un lieu isolé prévu à cet effet ?
La question du lien est ravivée dans ces lieux et dans ce contexte et ni la distanciation sociale ni la distanciation physique ne semblent possibles . Je remarque que le jeune Ycham (15 ans) cherche Nicolas depuis plusieurs minutes. Nicolas est un membre de l’équipe habituelle et le seul que Ycham semble avoir repéré. Il veut lui dire au revoir, il en a besoin me dit-il. Nicolas revient de l’accueil et Ycham lui saute au cou et reste quelques minutes dans ses bras. À cet instant, les « gestes barrières » ne sont pas applicables pour Nicolas et il n’aura aucune hésitation.
Cette discontinuité relationnelle, amplifiée dans ce contexte, n’est pas sans effets sur les liens d’attachement qui sont pour certains de ces enfants et ces jeunes encore en (re)construction. Rappelons que Séverine Euillet considère que (2010, p. 57), « le professionnel va avoir une fonction de “caregiver alternatif” auprès de l’enfant, c’est-à-dire, lui apporter les soins nécessaires en complément ou en alternance avec un autre donneur de soin qui lui est antérieur, souvent un parent. ». Les interventions de ces intérimaires, bénévoles, caractérisées par l’urgence et l’incertitude, éludent la question de la confiance et de la relation, du « foyer » où l’on tisse des liens (Charles, 2019). Les dilemmes que rencontre l’institution, caractérisées par les contradictions entre la continuité de service et la continuité éducative provoque une instabilité chez les jeunes et amène de nombreuses questions.
La protection ou le soin ? Le care dans l’accueil institutionnel
Depuis près d’un mois, c’est la crise sanitaire qui occupe l’espace public, l’espace médiatique et l’espace politique. Au point que l’on oublie que le travail social est aussi une affaire de soin. Cette période peut être l’occasion de réfléchir à partir du concept de care qui peut être définie comme « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible » (Tronto, 2008). En ce sens, la protection de l’enfance constitue bel et bien une activité de soin. Mais le care ne s’inscrit pas seulement dans la relation duelle et interindividuelle, il est politique, social et culturel, il est à la fois une pratique et une disposition. Dans cette perspective, le « souci permanent » de l’Autre ne peut reposer seulement sur les quelques act.eur.rice.s qui fournissent des soins au quotidien. Si ces derni.er.ère.s tentent, par leur présence quotidienne d’apporter du soin à l’enfant, le système de protection de l’enfance, dans sa globalité semble mis à mal par le contexte et le « souci de l’enfant » s’étiole peu à peu.
Pour Tronto, le care implique que, ce qui fonde l’action découle de la saisie des préoccupations et des besoins des autres. Dans le contexte que nous vivons actuellement quels sont les préoccupations et les besoins de ces parents et de ces enfants ? Est-ce que la seule séparation physique suffit à y répondre ? Il semble alors que la question des besoins de l’enfant accueilli n’a nullement été posée depuis plusieurs semaines. Tout se passe comme si, à l’intérieur de ces lieux, les un.e.s et les autres se trouvaient à l’abri du « besoin ». L’absence criante de prise en compte de la parole des enfants dans cette période met à mal cette pratique du care. Comment accorder des soins sans déterminer les besoins ? D’ailleurs, les réponses à ces besoins sont souvent considérées comme étant essentiellement du ressort voire de la responsabilité des acteurs familiaux, a fortiori des parents alors même qu’en cette période elles peuvent largement être interrogées à partir des réponses éducatives produites « dans » et « par » l’Institution. L’enfant placé n’est pas seulement un être à protéger (de ses parents), mais il est tout autant un être à soutenir dans l’ici et le maintenant. La mise à disposition de professionnel.le.s ou d’adultes n’apporte pas, à elle seule, de réponses aux besoins des enfants et ce, même si elle procure des ressources grâce auxquelles ces besoins peuvent être satisfaits. La situation peut alors apparaître inédite, mais les questions qu’elle suscite apparaissent toujours d’actualité.
Enfin, dans ce contexte, l’éthique du care n’est pas sans générer quelques conflits pour celles et ceux que Tronto nomme les « dispenseurs de soins ». La recherche d’équilibre entre prendre soin de soin, prendre soin des siens et prendre soin d’autrui semble préoccuper les individu.e.s qui sont présent.e.s. Certain.e.s d’entre eux expriment le poids que représente cette recherche d’équilibre pour eux. Alors que les un.e.s considèrent leur statut de « célibataire sans enfants » comme un argument facilitant leur choix, souvent celui d’être présent.e, d’autres s’interrogent sur le risque qu’ils ou elles font encourir à leurs proches, conjoint.e, enfant, parents, ami.e.s… Plus que jamais sans doute, la question de l’engagement des travailleur.se.s du social peut être éclairée à partir des mouvements qu’ils génèrent au sein de leur propre cellule familiale.
Voilà maintenant cinq jours que je me rends dans ce foyer et même si je suis toujours convaincue d’avoir fait le « bon choix », ce choix commence à inquiéter mon entourage. « Je m’inquiète pour toi » : Ces mots sont ceux de la personne avec qui je partage mon quotidien, ceux de mes proches lorsqu’ils commencent à mesurer les risques encourus. Les remplacements au pied levé, ou une nuit de travail peut précéder une après-midi, l’absence de protection (masque, gel) dans l’établissement, l’apparition d’un, deux puis de dix personnes contaminées, les violences qui peu à peu augmentent entre les jeunes ne les rassurent pas. Puis l’une d’elles pose une question à laquelle je ne saurai répondre : « pourquoi toi ? Pourquoi c’est toi qui y vas ? ». Ces inquiétudes ne semblent pas isolées et marquent sans doute le fait que mon engagement n’engage finalement pas que moi…
Cette dimension privée ou intime du care permet d’interroger le niveau des pratiques du care et conduit à regarder quel.le.s sont celles et ceux qui travaillent dans ces établissements. Se repose alors inévitablement la question des inégalités de genre ou de classes lorsqu’on observe la présence majoritaire de ces femmes qui viennent prendre soin de l’autre, lorsque l’on remarque que ce sont plutôt des « étrangers » qui font le « sale boulot » (Lhuilier, 2005).
Ce niveau des pratiques du care nous dit Martin (2008) pose la question des liens entre l’intime et l’économie entre don de soi et reconnaissance de la valeur de ce son et lors de mes remplacements c’est traduit pas une question qui m’a été posée plusieurs fois « tu es payée toi » ? Si, selon Charles(2019), le recours à ces professionnels par intérim est de plus en plus fréquent dans le secteur social et médico-social, elle est d’autant plus dans le champ de la protection de l’enfance et semble dans le contexte que nous connaissons être une option largement choisie par les organisations. Mais ce choix questionne à plus d’un titre. Lors de nos remplacements, il était possible de trouver au sein des professionnels présents, des bénévoles, des salarié.e.s habituel.le.s, des professionnel.le.s venant d’autres structures et des intérimaires. Les échanges informels se centrent alors sur les inégalités générées par cette diversité de statuts, inégalités salariales, inégalités d’investissement, inégalité de choix.
La question des raisons de la présence ou des raisons de l’absence de ces acteurs interroge. La question du choix de la présence se pose lorsque nous regardons et écoutons les personnes présentent. Le volontaire exprime une envie d’être solidaire et inscrit son choix dans un acte personnel qui lui semble non contraint. L’intérimaire rencontré pendant nos remplacements nous dit qu’il peut refuser une mission, mais ce choix peut sembler limiter si on prend en compte les profils de ces derniers dont certains sont, selon Charles (2019) des individus qui ont été touchés par le chômage, les difficultés professionnelles et peuvent cumuler plusieurs vulnérabilités. Les professionnels qui choisissent de se soustraire à sa mission font-ils e « mauvais choix » ? Dès lors, le « souci de l’autre » peut trouver des sources différentes et peuvent être éclairées non pas seulement à la lumière des valeurs morales des individus, mais aussi des inégalités sociales toujours largement actives dans notre société. Cette diversité d’acteur.rice.s qui interviennent aujourd’hui au sein des institutions repose la question du lien problématique entre le don et la rémunération. Comme l’indique Martin (2008), « la rémunération implique un changement normatif et modifie les termes de la relation de soin. De même, la professionnalisation laisse entrevoir le passage d’une morale ou d’une éthique individuelle à une éthique professionnelle ». En d’autres termes, comment réinterroger la question des liens de socialité primaire ou secondaire qui dans ce contexte unissent les individu.e.s impliqué.e.s (Fustier, 2000) ?
Le care est lourd de conflits dit Tronto et ces conflits ont autant une dimension privée qu’une dimension publique. Ne penser le care qu’en termes de disposition conduit à le considérer comme étant du ressort de l’individu. Cette « romantisation et la sentimentalisation » (Tronto, 2008) du care provoque un affaiblissement de la dimension institutionnelle et collective tout autant nécessaire au care et qui dès lors nécessite de revenir à la question de la responsabilité de l’État, ce que Martin considère comme le « social care » et du partage entre les types de ressources disponibles2.
Si la situation de crise va, sans nul doute, laisser place à l’accalmie dans quelques mois, il serait dommageable que les réflexions issues de cette période tombent en désuétude et que le quotidien reprenne comme si de rien n’était. Qu’ils s’agissent de la place accordée aux parents dans le quotidien de leur(s) enfant(s) ou dans les décisions qui les concernent, de la place des enfants à l’intérieur même de ces lieux de vie ou encore de la place des professionnels qui y exercent leur métier, le quotidien de ces acteurs est fortement impacté par ce contexte et certaines des questions qu’il soulève doivent être analysées. Pourtant, l’inaubilité de la voix de ces acteurs et leur invisibilité manifeste pourraient conduire ces organisations à rester enfermées, lorsque l’appel au déconfinement se produira. Une alternative peut jaillir de cette période et prendre la forme d’une « prise de parole » collective (Ferraton & Frobert, 2017) et politique qui, peut-être constitue une condition du déploiement des processus de conscientisation et d’émancipation encouragés par un travail social radical.
Bibliographie :
Charles, C. (2019). Le travail social en intérim. Le cas des éducateur.rices intérimaires dans les foyers de l’enfance. Sociologie, 10(4), 435‑449. Cairn.info. https://doi.org/10.3917/socio.104.0435
Durning, P. (1995). Éducation familiale : Acteurs, processus et enjeux. L’Harmattan.
Euillet, S. (2010). "Quel attachement pour les enfants accueillis » (La théorie de l’attachement : une approche conceptuelle au service de la protection de l’enfance, p. 51‑58). Oned/ONPE.
Ferraton, C., & Frobert, L. (2017). III / Défection et prise de parole (p. 49‑72). La Découverte; Cairn.info. https://www.cairn.info/introduction-a-albert-o-hirschman--9782707189028-p-49.htm
Fustier, P. (2000). Le lien d’accompagnement : Entre don et contrat salarial. Dunod.
Lhuilier, D. (2005). Le « sale boulot ». Travailler, 14(2), 73‑98. Cairn.info. https://doi.org/10.3917/trav.014.0073
Martin, C. (2008). Qu’est-ce que le social care ? Une revue de questions. Revue Française de Socio-Économie, 2(2), 27‑42. Cairn.info. https://doi.org/10.3917/rfse.002.0027
Payet, J.-P., Laforgue, D., & Giuliani, F. (2008). La voix des acteurs faibles. Presses Universitaires de Rennes.
Tronto, J. C. (2008). Du care. Revue du MAUSS, 32(2), 243‑265. Cairn.info. https://doi.org/10.3917/rdm.032.0243