Introduction
Difficile de penser dans ce contexte littéralement extra-ordinaire, inédit voire invraisemblable dans lequel nous sommes en ce début d’avril 2020. Pour le secteur social et médico-social (au sens large) que j’accompagne dans de multiples démarches, la situation est d’une grande complexité et toutes les actions de « temps de paix » que j’accompagne ont été suspendues. Comme beaucoup d’entre nous je suppose, tout en m’exhortant au calme, je circule entre le global, le national, le très local, le confiné, le scientifique, le politique, le culturel, et toute la palette des sentiments et émotions que la période mobilise. Même si les limites et faiblesses des analyses sectorielles apparaissent crument tant la crise est systémique et tant les paramètres qui nous échappent sont nombreux…il nous faut bien continuer à vivre et à penser. Car, même s’il est difficile à percevoir il y aura un après qui nécessitera d’être pensé.
Les éclairages de la pandémie
Même pour ceux qui s’intéressent à ces questions, le Covid a joué un rôle de révélateur et d’analyseur d’une grande puissance.
Les nouvelles frontières du social ?
La question de la définition et des frontières du « social » constitue une question habituelle des enseignements sur les politiques publiques. On évoque habituellement un secteur d’activité spécifique, « le social » dont les limites sont difficiles à tracer. Il constitue un ensemble hétéroclite de réponses à des publics spécifiques désignés par ce qui leur manque ou par leurs fragilités spécifiques. On en plaint certains, et on en soupçonne d’autres d’être en partie responsables de leurs difficultés. La différence entre politiques publiques de la compassion et politiques publiques du soupçon s’est clairement accrue ces dernières années et continue à se voir en période de pandémie.
Il sera intéressant dans la période à venir de voir si les discours habituels sur l’assistance trouveront une inflexion significative. Car dans ce cadre, il ne viendrait à l’idée de personne (en dehors de quelques personnalités pathologiques) de considérer les victimes du COVID comme responsables de leur détresse.
L’expression « le social » désigne aussi l’ensemble des régulations qui viennent encadrer les rapports sociaux au sein du travail, et la gestion du complexe système français de protection sociale et de redistribution. Nous en bénéficions tous, même si nous en avons peu conscience, l’ensemble découlant d’une lente construction historique assez spécifique du modèle français.
La pandémie, nous ne cessons de le constater, révèle l’importance de ces processus et outils dans l’amortissement du choc que constitue le confinement et ses conséquences économiques. Peut-on imaginer quelle serait la situation sans le chômage partiel, sans la prise en charge collectivisée de coûts de santé ? Et sans les accompagnements qui sont mis en place dans le secteur social ?
Cela n’empêche pas de voir avec un certain effroi la fragilité potentielle d’un très grand nombre de situations risquant de basculer à tout moment de la protection sociale légale dont nous disposons, majoritairement à l’aide sociale. Il suffit qu’une activité s’arrête, qu’un salaire ne soit pas versé, qu’un loyer ou une dette ne soit pas réglé, qu’une décision judiciaire ne soit pas prise ou appliquée, que les mécanismes d’aide pourtant nombreux mis en place trouvent leurs limites ou zones d’inapplication. Et cela arrivera nécessairement comme toute la recherche sur l’effectivité des dispositifs d’aide publique le montre. Sans même parler des effets psychologiques, familiaux et économiques d’un confinement qui se prolonge.
De ce point de vue, la pandémie illustre à quel point la frontière entre ceux qui bénéficieraient du soutien de la solidarité nationale et ceux qui n’en bénéficieraient pas est poreuse, voire factice, dans une période où tout le monde la réclame sous de multiples formes à la collectivité, pour atténuer les coups du sort portés à tous (y compris aux gagnants habituels de la compétition économique). Il faudra s’en souvenir.
Lumière et accentuation des fragilités et des inégalités
Les médias ne cessent progressivement d’évoquer les catégories fragilisées de la population, qui sont les publics de l’action sociale. Pour toutes, la stratégie de confinement pose des questions techniques comme éthiques redoutables : les personnes sans domicile, les malades Alzheimer, les femmes et enfants victimes de violences conjugales, les personnes isolées, les jeunes accueillis dans le cadre de la protection de l’enfance, les mineurs non accompagnés, les personnes sans papiers, les personnes mal logées ou vivant dans des conditions rendant le confinement infernal ou encore dérisoire… De ce point de vue, la pandémie révèle et redouble les fragilités dont le secteur s’occupe. Elle met aussi en lumière les limites des actions correctrices qui sont apportées par les pouvoirs publics, quelle que soit leur ampleur et constituera certainement un « accélérateur d’inégalités ».
Nos politiques publiques sont aussi caractérisées par la part importante prise par les établissements dans les réponses apportées, qui la distingue des politiques mises en place dans d’autres pays européens. Cela se traduit notamment dans le domaine du grand âge dans lequel on trouvait en 2016 environ 600 000 places dans 7500 EHPAD dont on commence à percevoir le lourd tribut payé au virus. Pour les personnes handicapées adultes, cela représente environ 140 000 places d’établissements de vie. Même si cela évolue, la France s’est attirée des critiques sur l’aspect « ségrégatif » de cette construction historique auquel les autorités cherchent à répondre par la notion de « virage inclusif ». Sans détailler les débats auxquels ces notions invitent, la pandémie a montré que cette logique d’établissement joue un rôle d’amplificateur des effets de la pandémie. Notamment parce qu’elle met en tension le soin à apporter à ces personnes fragilisées qui constituent un milieu particulièrement vulnérable et la nécessité d’une protection suffisante des professionnels (dont il est facile d’observer les multiples insuffisances).
Comment s’étonner, en même temps, que nous n’ayons pas anticipé une telle situation, un tel cygne noir ? Car nous avons collectivement toujours été sceptiques et je n’ai pas été le seul à ricaner (il faut l’admettre) des prescriptions mises en place pour la grippe H1N1, invitant les structures à identifier où entreposer les corps…Et l’opprobre général qui a entouré les précautions prises pour cette pandémie devrait nous faire réfléchir rétrospectivement sur les responsabilités collectives et culturelles de la situation actuelle.
Enfin, la pandémie souligne l’ampleur des inégalités territoriales et leurs conséquences morbides, comme on le voit dans le département de Seine St Denis, dans lequel on observe une hausse de la mortalité de + 63 % sur 2 semaines contre 47 % dans le Val-d’Oise et 32% à Paris avec des liens forts entre sous-interventions publiques diverses déjà expertisées, faiblesse du sanitaire, situation du logement, précarités diverses, développement de « clusters familiaux ». Il paraît hélas évident que le bilan final tracera ainsi une géographie inédite des inégalités révélées par la maladie.
Réactivité et solidarités
Face aux difficultés rencontrées par tous les secteurs, une mobilisation importante des institutions s’est rapidement mise en place et continue à se déployer. Elle a permis de trouver sinon des réponses, des parades aux effets de la pandémie. Il est impossible d’en avoir une vision
et les effets réels. Mais il est évident que la mobilisation a été forte, rapide, diverse. Elle témoigne de capacités d’initiative multiples tant de la part des institutions, des associations, des citoyens, même si la situation a eu pour corollaire une verticalisation des décisions, comme des attentes des citoyens.
Cela constitue un élément d’espoir et montre que la solidarité continue à irriguer un monde qu’on décrit parfois surtout sous ses seuls traits individualistes. Les ricanements qui ont souvent prévalu autour de la place du « care » dans nos sociétés apparaissent bien sous une lumière bien différente quand la situation nous ramène à l’essentiel et au vital. Et on peut évidemment espérer qu’il en restera quelque chose dans la période d’après.
Pensées pour l’après
Un retour à la « normale » ?
Même si le cœur se serre quand on pense à certains effets de la pandémie sur notre société (sur la solitude, l’isolement, le confinement avec des personnalités nocives, la fin de vie…), la période est riche en difficultés, mais aussi en débats et apprentissages de tous ordres. Plutôt que de me risquer à une prospective globale dont je n’ai ni les moyens ni la légitimité et dont l’aspect dérisoire serait évident, je veux retenir à titre provisoire quelques points importants de la situation qui pourront guider les démarches que j’accompagne.
A l’approche du 11 mai, les associations commencent à réfléchir à des plans de déconfinement et on imagine déjà la complexité technique de la réflexion. Mais il serait particulièrement dommage de ne viser que le retour à une « normale » qui de toute façon risque de se dérober, sans chercher à tirer de manière plus structurée des enseignements de ce qui vient de se passer. Car la situation a à la fois révélé des failles, permis des initiatives impensables avant, fait apparaître des modes d’action pertinents, et également fait évoluer le regard et les relations avec un certain nombre de personnes accompagnées. Comme dans toutes les situations qui touchent à l’essentiel, il y a du précieux et du vital.
Pour le moment, trois convictions se sont renforcées chez moi :
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Reconnaître les outils « subtils » de la qualité
Tous les domaines de l’action sociale ont été pris dans un mouvement exponentiel de prescription qui touche tous les aspects de leur fonctionnement. Ce travail de formalisation et de structuration de l’action peut être source de progrès, dans une action qui, menée au nom de la collectivité et de l’argent public ne doit pas s’auto-instituer.
L’impératif de qualité est évidemment d’une légitimité indiscutable, même s’il est souvent tellement vague que cela en fait presque une vision laïcisée du Bien comme le souligne Pascal Chabot. Autorisant (comme d’ailleurs la notion d’intérêt de l’enfant) une multiplicité de lectures et des accaparements plus au moins bien intentionnés.
Il dérape aussi parfois jusqu’à la caricature dans des démarches qualité, passant régulièrement à côté de l’essentiel, faisant comme si tous les ingrédients d’un travail de qualité avaient déjà été pensés et qu’il ne s’agissait que de pousser des professionnels rétifs à les mettre en œuvre. L’ensemble se situe dans une perspective principalement orientée par la prévention des risques (institutionnels pour une large part) et les enjeux de traçabilité / imputabilité.
Il ne faut bien sûr pas être manichéen et une analyse affinée est nécessaire sur les aspects positifs et problématiques de cette évolution. Mais les effets psychosociaux problématiques de ces dynamiques ont souvent été pointés et développés, quand le travail réel a souvent été finalement le grand oublié de cette dynamique de prescription et d’évaluation des fonctionnements. Quand les professionnels ont le sentiment que ce qui fait le cœur de leurs réalités, de leurs motivations et de leur savoir-faire est ignoré, incompris, voire méprisé par les démarches structurantes qui sont exigées de leurs structures.
Or, ce que toute mon expérience d’accompagnement montre et qui est encore accentué dans cette période de « crash test », de mise à nu de nos structures, est que les capacités d’engagement, de cohésion, d’initiative et d’adaptation des professionnels et des collectifs restent l’ingrédient majeur d’une bientraitance qui ne soit pas qu’un slogan.
Que ce soit dans des temps ordinaires ou en temps de confusion comme actuellement, elle ne peut résulter uniquement de procédures et de protocoles. Elle doit se nourrir, s’entretenir en permanence, au contact d’un questionnement accru et approfondi des professionnels comme des usagers, qui ne se limite pas à des enquêtes de satisfaction ne s’intéressant qu’aux questions étroites que posent les institutions.
La question a été posée à juste titre par certaines des rémunérations de ces métiers dont l’aspect essentiel apparaît aujourd’hui. Mais il faudrait aussi que cette reconnaissance (dont le rôle dans la qualité de vie au travail est largement documenté) soit intégrée dans les démarches de pilotage et de dialogue des structures avec les institutions. Et qu’elle ne reste pas cantonnée à des valorisations héroisantes de temps de crise, qui seraient suivies d’une taylorisation renvoyant ces acteurs à une place disqualifiée.
Nous sommes à quelques mois de 2021. Les démarches d’évaluation de tout le secteur social et médico-social seront pilotées par la Haute Autorité de Santé, dans un cadre nouveau et dont on ne sait rien pour le moment. Il faudra donc être vigilant et travailler pour que ces ingrédients (essentiels, mais souvent invisibles) de la qualité soient autant identifiés, questionnés, valorisés que les capacités de formalisation. La cause est loin d’être gagnée et les tenants d’une logique de certification appuyée sur du vérifiable et un rapport social de contrôle, risquent bien de prendre le dessus sur d’autres approches moins verticalisantes. Alors même que l’action déployée dans le secteur social ou médico-social diffère sous de multiples aspects de celle prévalant dans un secteur sanitaire. Et on ne manque pas d’arguments pour faire valoir la spécificité du fonctionnement de ces structures (place majeure de la dynamique relationnelle personnalisante, temporalité longue, statut spécifique des relations nouées avec les usagers, place nettement plus fragile de la « preuve » scientifique en matière de pratiques sociales).
Espérons et agissons donc pour que la mobilisation imposée par la situation de pandémie soit productrice de réflexions mobilisatrices allant dans le sens d’une articulation intelligente entre qualités contraintes et libres qualités selon la belle expression de Pascal Chabot (2019).
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Pour une pensée équilibrée sur les apports des techniques
Même si cela a été subi, la pandémie a mis l’accent sur toutes les formes d’aide que les technologies numériques permettent dans l’action collective, au-delà des reproches qu’on a déjà faits aux réseaux sociaux. Le constat peut ainsi facilement être fait de la progression générale que toutes les générations auront faite en matière d’usage de ces technologies. Le secteur social et médico-social est, le concernant, assez largement technophobe. On m’excusera de l’aspect généralisant de cette observation, mais le constat est souvent fait de réticences (parfois même à l’informatisation basique) au nom de raisons multiples. Parfois valables, parfois un peu surjouées, parfois franchement discutables. Si l’inventaire reste à faire de ce qui s’est inventé durant les temps de confinement, les exemples ne manquent pas de ce que ces outils, utilisés avec intelligence et éthique, ont apporté au maintien du lien qui est l’ingrédient majeur de nos métiers, à la mobilisation de ressources nouvelles, à la découverte de nouvelles façons de faire société. J’appelle ainsi de mes vœux une réflexion sur ce qu’un usage, informé par ces nouveaux usages, adapté et raisonné pourrait apporter à toutes les situations de distance, de manque de liens que l’on vit en temps ordinaires dans les structures.
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Complexité de l’action et qualité des échanges
Nous aurons tous beaucoup appris et réfléchi à l’issue de cette période qui nous a sortis de nos gonds. Sur les multiples facettes de nos existences que le virus nous aura obligés à connecter et relier, alors que nous les pensions segmentées. Sur la complexité de toute action, confrontée à des impératifs éthiques d’une grande diversité et complexité. Sur la capacité de toute décision à générer des effets largement imprévisibles du fait de la variété des situations et des humains concernés. Sur la nécessité d’une réflexion se situant dans une éthique de la responsabilité et acceptant ce qu’il y a de toujours imparfait dans l’action.
La période du Sida, avait permis, malgré les drames engendrés, de faire fortement évoluer les relations entre soignants et malades et la prise en compte du point de vue de ceux qui ont à assumer, dans leurs vies, les conséquences des décisions médicales. L’activisme des malades et des associations dans cette phase reste un modèle inspirant. Espérons et travaillons donc pour progresser dans la capacité à confronter et intégrer, dans notre domaine, des pensées, des logiques et des angles différents, dont celui des personnes accompagnées.
Un des risques majeurs de la période apparaît ainsi clairement – vu du social. Il est que la dominante sanitaire de la situation ne prenne toute la place, ne ramène à verticaliser les décisions, à redonner un pouvoir aux experts au-delà de leur zone d’expertise et de la période dans laquelle elle est fondamentale. Rappelons à ce propos la formule d’Edgar Morin évoquant les spécialistes, qui « en savent de plus en plus sur de moins en moins ».
A l’évidence, nous aurons besoin, dans ces temps incertains, à la fois de savoirs pointus de différentes natures, de la connaissance qu’ont les structures sociales sur la vie de leurs publics et ses spécificités. Et de l’avis des personnes accompagnées sur les solutions proposées, les soutiens dont ils ont besoin (ou non).
Si l’on progresse même modestement dans ces domaines, la période n’aura pas été que la source de difficultés et d’angoisse qu’elle reste pour l’instant.
Bibliographie
Chabot P. (2019. Traité des libres qualités. Paris : PUF
Caisse nationale de la solidarité pour l’autonomie (CNSA) (29 septembre 2017). Les chiffres clés de l’aide à l’autonomie. 8ème édition. https://www.cnsa.fr/node/3129