Dans cet ouvrage, les deux sociologues proposent une réflexion épistémologique méticuleuse sur le travail social, laquelle intéressera l’ensemble des acteurs et actrices engagé·es dans les interventions sociales, quelle que soit la place occupée. L’introduction proposée par les auteurs permet de (re)situer la discussion qui suivra à partir de la définition du travail social et notamment telle qu’elle existe depuis le décret du 6 mai 2017. Ce qui les intéresse particulièrement est de réfléchir à la nature des savoirs constituant le travail social et la manière de parvenir à traduire l’un de ses principes qu’est la « reconnaissance d’une pluralité de savoirs ». L’objectif de l’ouvrage est selon nous de permettre aux lecteurs et lectrices de comprendre comment les savoirs « sur » le travail social se sont construits afin de saisir les conditions d’une révolution des savoirs, conditions essentielles à la reconnaissance des savoirs expérientiels et de l’agir avec les publics.
La première partie du livre, intitulée « agir sur les publics », postule que « La participation peut relever d’un imaginaire démocratique leurrant, dès lors que les pratiques d’intervention sociale reposent sur des présupposés théoriques qui en sont le déni » (p.52). Cette première partie propose de revenir sur ces « présupposés théoriques » et argumente autour de l’inadéquation entre les approches classiques de la production de savoirs et les objectifs poursuivis par les recherches participatives et les interventions sociales. Sans rejeter l’ensemble des théories et méthodes produites ou mobilisées par les auteurs étudiés, Jean Louis Laville et Anne Salmon mettent à jour les limites de telles approches. La réflexion vise alors à comprendre les origines et les fondements des schèmes de pensées dont certains restreignent la traduction des valeurs démocratiques telles qu’énoncées dans la définition du travail social. Pour cela, les auteurs développent leurs argumentations à partir de trois principes qui expliquent la « défiance systématique à l’égard des savoirs populaires » (p.53). Dans un premier chapitre, les principes d’objectivation et de distanciation sont scrupuleusement examinés et vivement critiqués à partir des positions défendues par la « science classique » à partir de la philosophie platonicienne et la métaphysique classique de Descartes, conduisant à scinder le sujet connaissant de l’objet à connaitre. Ainsi, cette science « sur » et non « avec ou dans » le monde véhicule « un imaginaire de puissance et de pureté sur lequel s’est construite la légitimité d’un savoir scientifique dissocié de la pratique et de l’expérience commune » (p.67). Pour les auteurs, cette rationalité instrumentale fait perdurer une forme de mysticisme et les traces de religiosité dans le travail social (p.105). La critique autour de la coupure du « sujet-pure-pensée de l’objet-pure-matière » rendant quasiment impossible la prise en compte des savoirs et des savoir-faire situés se poursuit dans un second chapitre intitulé le « diktat de la théorie » auquel pourrait être ajouté le sous-titre : « Le primat de la théorie sur la pratique ». Il s’agit ici d’expliquer et de comprendre les tensions qui opposent théorie et pratique. Il est alors question de hiérarchisation des savoirs, de quête de certitude et de valeur accordée à l’expérience. Prenant appui sur les travaux de Dewey, les auteurs considèrent que « la quête de certitude conduit à une séparation entre deux régions hiérarchisées : celles de réalités ultimes et immuables, éternelles, domaine de la raison et de la connaissance ; celle des réalités changeantes, muables et périssables, domaine de la politique ou de l’industrie des hommes ». Dans cette perspective, le scientifique, dans l’appareillage classique des sciences « surplombant son objet et spectateur du monde » (p.55) ne peut se mettre à « hauteur d’homme » (p.83) pour prendre en compte une diversité de savoirs. Dans un dernier chapitre, les auteurs parachèvent cette première partie en s’intéressant à la théorie de la connaissance. Poursuivant leurs critiques de l’influence de la science classique sur les sciences sociales, il est ici question de « chosification et de mécanisation » de la nature et de l’homme considérant qu’ « à partir du moment où le philosophe conçoit la nature comme substance étendue, une matière dont il a extirpé toute puissance animée susceptible de vouloir, il engage un processus intellectuel par lequel les corps se trouvent réduits à des choses manipulables à l’infini » (p.91). Dans cette conception, les praticien·nes . À l’issue de cette première partie, nous comprenons certaines des entraves à la reconnaissance et à la rencontre de la pluralité des savoirs.
Dans la seconde partie de l’ouvrage, intitulée « agir avec les publics », les auteurs de l’ouvrage explorent les approches, théories et méthodes qu’ils considèrent comme plus cohérentes avec l’objectif visant à prendre en compte la pluralité des savoirs. Dépassant le cadre très franco-français présent dans la première partie, l’ouvrage poursuit la réflexion épistémologie en prenant appui sur les connaissances produites par des auteurs ayant lutté contre une forme de pensée qu’ils qualifient d’unique, de figée et de surplombante, invalidant ainsi les savoirs issus de la pratique et de l’expérience. Dès les premières pages, la science y est envisagée comme un processus, un « cheminement de parsemé de situations imprévues, de contradictions surprenantes, de nécessaires déviations et d’impertinences » (p.121), appelant en somme, à l’indiscipline nécessaire à la (re)construction de nouveaux socles de connaissances utiles au/en travail social. Dans cette perspective, la théorie ne devance pas toujours l’agir et cet agir est producteur de connaissances. Dans le quatrième chapitre, les lecteurs et lectrices pourront apprécier la manière dont les auteurs éclairent les liens entre leur critique d’une science « surplombante » avec ce qu’ils considèrent comme des formes d’uniformisation des postures et des méthodes d’intervention en travail social, permettant de repenser les rapports entre sciences et société. Les évolutions du travail social réclame selon eux de « l’indiscipline à l’égard de l’orthodoxie théorique et méthodologique » (p.125), mais cette (re)construction se heurte au paradoxe entre l’imprévisible, inhérent à toute démarche participative et d’émancipation, et le prévisible, critère des méthodes, des théories et des interventions « classiques ». Dans le cinquième chapitre l’approche pragmatiste de Dewey et la théorie critique de Harbemas et Honneth sont étudiées pour analyser l’émergence démocratique à l’intérieur de la science et des interventions et comprendre comment les théories qu’ils développent tentent de contrarier les analyses surplombantes de la position des acteurs permettant ainsi d’imaginer des interventions sociales dont les caractéristiques sont plus congruentes avec les objectifs démocratiques et émancipateurs qu’elles visent. Les auteurs s’en tiennent à deux caractéristiques. La première est épistémologique et considère que l’objectivité ne résulte pas de la position souveraine du savant, mais de l’intégration d’un plus grand nombre de perspectives (p.147). La seconde caractéristique est méthodologique et suppose d’ « ouvrir des possibilités empiriques de participation ». L’argumentaire développé à l’issue de ce chapitre constitue un élément fructueux pour les épistémologies du travail social. Le dernier chapitre de l’ouvrage présente trois modalités d’actions considérées comme plus congruentes avec les objectifs d’émancipation et de démocratie « revenir aux parcours négligés de l’intervention collective ; construire des expérimentations démocratiques patientes ; s’exprimer publiquement en faveur d’un changement institutionnel » (P.155). Si à l’issue du chapitre, ce sont les travailleurs sociaux qui sont appelés à se (re)positionner collectivement il semble que l’ensemble de l’ouvrage appelle les chercheurs à en faire autant.
L’ensemble de l’ouvrage propose une réflexion étayée alimentant les épistémologies du travail social et permet de sortir du débat, parfois stérile, autour de la disciplinarisation du travail social à l’université. Des travaux s’inscrivant dans une approche radicale du travail social auraient pu trouver une place dans l’ouvrage et compléter les derniers chapitres des auteurs de même qu’il serait intéressant de poursuivre et compléter la réflexion en questionnant les effets éventuels de certaines théories eurocentristes et peut-être même androcentrées. Des perspectives intéressantes issues de travaux réalisés par des femmes, anciennes travailleuses sociales, peuvent également permettre de poursuivre la réflexion proposée par les auteurs[1] et mettre en évidence la force épistémique et politique du travail social. Pour clore cette recension de l’ouvrage nous proposons de finir par une citation qui résume relativement bien l’un des enjeux qu’il soulève « ce n’est pas une théorie préconçue qui éclaire l’action mais des allers-retours constants entre pratique et théorie qui construisent une façon de faire située, contextualisée, sans cesse ajustée à ce qui est en train de se dérouler » (p.159).
[1] Rurka, A. (2017). La « voix des acteurs faibles » dans les processus de production de connaissances. In G. Monceau, Enquêter ou intervenir ? Effets de la recherche socio-clinique ; Rurka, A., & Rousseau, P. (2017). Lorsque la recherche avec les personnes accompagnées en protection de l’enfance se confronte aux défis démocratiques. Vie sociale, 20(4), 133 ; Heijboer, C. (2019). La participation des usagers au secours des institutions sociales et médico-sociales. Vers un nouvel âge de la Solidarité. Le Sociographe, 68, s13-S23 ; Paturel, Dominique. « Chapitre 22. La recherche participative en travail social : l’option d’une épistémologie et d’une méthodologie constructiviste », Les chercheurs ignorants éd., Les recherches-actions collaboratives. Une révolution de la connaissance. Presses de l’EHESP, 2015, pp. 197-205 ; Paturel, D. (2014). La recherche participative comme enjeu pour la recherche en travail social. Le Sociographe, H-7, 103-124 ; Bayer, V., Rollin, Z., Martin, H., & Modak, M. (2018). L’intervention féministe : Un continuum entre pratiques et connaissances. Nouvelles Questions Féministes, 37(2), 6-12.