Le deuxième volet du 6ème dernier rapport du Giec (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) rappelle l’urgence à agir pour atténuer les changements climatiques et souligne les inégalités d’effets de ces changements sur les populations (IPCC, 2022 :11). Les populations et les personnes les plus vulnérables sont les plus impactées. La question de la biodiversité n’est pas plus rassurante, comme le souligne Bruno David dans son ouvrage : À l’aube de la 6e extinction : comment habiter la terre ? (David, 2021).
Ces inégalités climatiques viennent s’ajouter à l’ensemble des inégalités structurelles (de territoire, de genre, de revenu, d’origine..) contre lesquelles les travailleurs sociaux luttent pour remplir leur mission ; celle-ci définit par l’Association européenne des écoles de travail social (European Association of School of Social Work-EASSW-) : « Par solidarité avec les personnes désavantagées, la profession s’efforce de soulager la pauvreté, de libérer les personnes vulnérables et opprimées, et de promouvoir l’inclusion sociale et la cohésion sociale » (IASSW, 2017 : 1).
Différentes approches s’intéressent aux relations entre questions sociales et écologiques ; autour du travail social vert (Dominelli, 2018) ; de la question des injustices climatiques, des inégalités écologiques et de la justice environnementale (Emelianoff, 2008 ; Keucheyan, 2018) ; nous considérons avec ces spécialistes que l’intégration des questions écologiques et climatiques au travail social est essentielle. Cet article ne répond pas directement à la question évoquée par le titre de ce numéro : « pourquoi et en quoi le travail social est concerné par le changement climatique ». Nous ne sommes pas experts du champ et renvoyons pour cela vers les auteurs précédemment cités ainsi que vers les autres articles de ce numéro.
À partir d’une trajectoire biographique ayant rencontré ces thématiques, ce que nous venons interroger, c’est la difficulté qu’ont ces deux thématiques à se rencontrer. Pourquoi le travail social ne s’intéresse-t-il pas au changement climatique (et plus largement à l’écologie) ? Pourquoi et en quoi « le mariage » est-il si difficile entre les questions écologiques et sociales ? À ce sujet, nous ne répondons pas de manière exhaustive, nous proposons une expertise d’expérience (Boevink, 2012) à partir d’un récit de vie, au croisement de l’écologie et du travail social. Nous présenterons notre démarche de recherche, puis un itinéraire autobiographique dans ses croisements avec la nébuleuse écologiste (au travers du néoruralisme) et avec le travail social. Nous essaierons ensuite de voir en quoi la démarche présentée peut contribuer à une meilleure interaction entre écologie et travail social.
Tout au long de l’article, nous utilisons la notion de classe, nous avons conscience qu’il n’est pas aisé de définir le contour de classes sociales en France, en 2022, et ne souhaitons pas en faire «un principe cosmologique d’explication du monde social » (Hugrée & Pénissat, 2022 : 2) ; non suffisante pour définir et décrire les rapports de dominations « la notion continue de rendre visibles le maintien et le renouvellement des distances sociales entre les classes sociales du point de vue des ressources économiques et culturelles » (Hugrée & Pénissat, 2022 : 11). Nous considérons celle-ci comme éclairante pour penser les relations entre le travail social et les publics qu’il accompagne.
Démarche de recherche
Nous pouvons souligner, avec Pascale Garrigue, que les métiers du social passent par « l’éprouver » (2017). Avec cette notion d’éprouver, nous convoquons le sujet, celui qui éprouve et qui connaît par l’expérience. D’autres approches utilisent aussi l’expérience, avec une visée de connaissance et de transformation du monde social ; parmi elles, certaines utilisent le « parler de soi » pour comprendre les phénomènes sociaux. Comme l’écrit Jean-Louis Legrand : « Dans le fait de connaître une culture de ‘’l’Intérieur'’, il y a là une ressource tout à fait exceptionnelle pour une entreprise cognitive » (Le Grand, 1988, p. 166).
De nombreuses démarches prennent en compte la subjectivité et l’expérience du chercheur. Nous pouvons notamment citer : Le regard situant de Gilles Séraphin, les travaux d’Edgar Morin sur la complexité, l’analyse institutionnelle, la sociologie phénoménologique de la connaissance (Schütz), l’ethnométhodologie (Garfinkel), la démarche de praticien-chercheur (Kohn), l’ego-histoire (Nora), l’histoire de vie (Pineau, Le Grand) et, plus récemment, l’auto-ethnographie (Reed-Danahay, Dubé). Dans ces courants de recherche, nous utilisons couramment le « je » pour signifier la prise en compte de la subjectivité du chercheur ; c’est ce que je ferai dans cet article. Il y a toujours dans les milieux universitaires une réserve vis-à-vis du récit de soi. La démarche a encore ses détracteurs, dans la lignée de L’Illusion biographique de Bourdieu. Cela contribue sans doute au fait que les enquêtes autobiographiques sont plus souvent réalisées par des chercheurs confirmés, à l’instar de Didier Eribon, Rose Marie-Lagrave ou Bourdieu lui-même — mais n’avait-il pas introduit son Auto-analyse par la formule « ceci n’est pas une autobiographie » ?
C’est donc une prise de risque, pour le doctorant que je suis, à l’entrée d’une recherche universitaire, de choisir d’explorer les relations entre travail social et écologie à partir d’un matériel autobiographique. Mon analyse s’appuie sur un vécu « de l’intérieur » à plusieurs niveaux : en tant qu’enfant de néoruraux ayant grandi au sein de ce cosmos particulier, avec ses valeurs et ses idéologies ; en tant qu’éducateur spécialisé ; en tant que chercheur familiarisé avec des méthodes de recherche qui permettent une certaine réflexivité sur ce vécu.
La démarche choisie ici s’inspire de l’automaïeutique implicationnelle. Ce concept a été forgé par Jean-Louis Le Grand, dans le cadre de sa thèse : Étude d'une expérience communautaire à orientation thérapeutique : histoire de vie de groupe, ouvrage pionnier dans le champ de l’histoire de vie en 1988. Il définit cette approche comme une « Démarche d'accouchement de soi et l'écriture correspondante, explorant diverses implications personnelles dans une visée d'élucidation heuristique. » (Le Grand, p.132) La visée heuristique exprime l’intention de contribuer à la connaissance.
Cette démarche m’a permis de faire quelques « découvertes ». En étudiant mon curriculum vitae, un lecteur verra une trajectoire étonnante, d’abord des emplois d’ouvrier agricole, puis d’ouvrier en bâtiment, ensuite des expériences en travail social puis une entrée dans la recherche. Ce parcours pourrait faire l’objet d’une narration « héroïque » de reclassement social ; les outils des sciences humaines me permettent de relativiser ce mérite individuel (discours du self made man). Celui-ci est loin d’être le seul facteur ayant permis ce reclassement (à ce sujet, voir les travaux de Jaquet (2014) et Flécher (2019)). Bien qu’ayant adopté un mode vie non conforme aux habitus bourgeois de leurs familles, mes parents m’ont transmis un certain nombre de capitaux qui ont permis une trajectoire de reclassement malgré un début de vie professionnelle en bas de la hiérarchie des diplômes et salaires. Si l’on ajoute à cela, dans une perspective intersectionnelle, les critères de race et de genre, on comprendra que le « mérite » de ce parcours de reclassement accéléré est relatif. Ce qui n'enlève rien aux difficultés rencontrées au cours du chemin.
Une famille néorurale des années 80
Je suis né dans une famille de néoruraux. Plus précisément, je peux situer mes parents au sein de la 4e vague néorurale identifiée par Catherine Rouvière : « De 1975 à 1985 se dessine une deuxième étape caractérisée par la primauté accordée à l’installation pérenne, dans un cadre agréable, grâce à une activité choisie permettant de vivre décemment, y compris en s’intégrant dans la société locale » (Rouvière, 2014, p.35).
Mon père né en 1954, ma mère en 1955, ils font partie de la génération des baby-boomers. Ils sont tous les deux originaires de milieux bourgeois et, du côté de mon grand-père maternel, d’une aristocratie déclassée. Ils avaient 14-15 ans en mai 68, mouvement qu’ils ont suivi avec admiration, mais de loin, car trop jeunes pour y participer. Mon père a grandi à Neuilly sur Seine puis dans le 17e arrondissement de Paris ; il a fait des études d’ingénieur à l'École nationale des Ponts et chaussées puis intégré une école d’architecte à Paris. Ma mère a grandi à Caen ; elle a suivi un cursus à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris et une formation d’ébéniste à l’École Boulle puis à l’AFPA. Elle a ensuite exercé quelques années à son compte puis a cessé son activité, notamment pour travailler au sein de l’espace domestique (jardin, travaux de rénovation, éducation des enfants). Mon père a longtemps travaillé comme architecte-conseil dans un Caue (conseil d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement) puis il s’est mis à son compte vers les années 2000 tout en gardant une activité partielle au Caue jusqu’à la retraite. Aujourd’hui, il continue d’exercer en tant qu’architecte libéral dans le domaine de l’écoconstruction dont il est un des précurseurs.
Mes parents se sont rencontrés à Paris, durant leurs études à la fin des années 70. Nous comprenons qu’à cette époque, étudiant à Paris dans le champ des beaux-arts, ils aient été marqués par les suites des événements de mai 68 et par le mouvement de la contre-culture. Ils ont vécu à Saint-Denis, en Seine-Saint-Denis, quelques années avant de s’installer dans l’Orne dans une petite commune rurale de 75 habitants, au début des années 80.
Mes parents sont donc originaires des classes sociales dominantes, milieu d’origine qu’ils ont rejeté en s’inscrivant dans le mouvement de la contre-culture des années 70, en s’installant dans une zone rurale, et en adoptant le mode de vie et les valeurs de la mouvance écologiste. J’ai tardivement pris conscience de cette trajectoire sociale et de cette culture spécifique néorurale, nettement séparée de la culture « autochtone ».
Parmi mes oncles et tantes, certains – du côté de ma mère – avaient eux aussi rejoint le mouvement écologiste et s’inscrivaient dans un positionnement de déclassement social avec l’exercice d’une profession intermédiaire (en lycée technique, en travail social). Un de mes oncles s’était installé comme maraîcher biologique après avoir été berger en Ardèche. Les membres de la famille adhérant aux valeurs de la contre-culture l’admiraient. D’autres n’ont pas opéré cette rupture, un oncle maternel était catholique pratiquant et cadre chez Moulinex et, lors des réunions familiales, la rencontre avec cette partie de la famille était un véritable choc de cultures. Du côté de mon père, une de mes tantes a été médecin puis PDG d’importantes sociétés pharmaceutiques ; sa sœur aînée a été professeure d’anglais dans le privé, et a choisi de vivre en zone rurale sans adhérer à cette contre-culture.
Bien qu’habitant dans des communes assez éloignées, les trois familles situées le plus nettement dans la mouvance écologiste se voyaient très régulièrement. C’est surtout au sein de cet espace familial que je côtoyais d’autres enfants d’« écolos », car le territoire où mes parents s’étaient installés n’était pas du tout investi par les néoruraux (contrairement à la commune où vivait mon oncle maraîcher à quelques dizaines de kilomètres). Je me souviens avoir été particulièrement préoccupé par la question du nucléaire : un de mes oncles était militant fondateur d’une association de contrôle de la radioactivité. Je me souviens d’une exposition itinérante, sans doute au cours d’un rassemblement antinucléaire, l’exposition montrait des enfants nés déformés à cause des radiations à Tchernobyl.
J’ai grandi dans une commune de l’Orne où mes parents ont d’abord loué, puis finalement acheté un ancien presbytère avec un demi-hectare de terrain. Le cadre du Pays d’Auge était réellement enchanteur, avec ses collines, ses prés, ses pommiers et ses herbages pour chevaux et vaches. Le village accueillait environ 75 habitants, parmi lesquels nous n’étions que quatre enfants. La maison de briques était en mauvais état, sans toilettes ni confort. Durant mon enfance et adolescence, elle était constamment en travaux. Je suis né en 1986, et ma sœur en 1990.
Nous avions un grand jardin où ma mère travaillait beaucoup. Nous allions aussi cueillir les mûres pour faire de la confiture. Nous ramassions les pommes, les noix, les cerises et nous avons eu à une époque deux moutons achetés à mon oncle éleveur et maraîcher bio. Si mes souvenirs sont bons, nous ne les avons pas mangés, car ils étaient quasiment des animaux domestiques – je crois que nous les avons échangés contre des bêtes déjà abattues, prêtes à être cuisinées. Il y avait aussi tout l’entretien des espaces verts, des haies. J’appréciais particulièrement la taille des haies. Mes parents me laissaient librement utiliser les outils : serpe, tronçonneuse, débroussailleuse, etc. J’allais chercher le lait à la ferme d’à côté, directement à la salle de traite.
La petite ville la plus proche était un bourg de 2000 habitants, à 7 km de notre domicile. C’est dans cette ville que j’ai suivi ma scolarité jusqu’en 4e, nous y allions aussi pour les loisirs, et les courses. Un regard rapide sur la situation socioéconomique du bourg semble confirmer mon souvenir d’un espace de relégation et de précarité rurale (Hochedez & Mialocq, 2015. p.1). En 2008 par exemple, le salaire moyen y est de 1532€ (selon le journal du net) par mois pour une moyenne nationale de 2016€ par mois. Le nombre d’habitants sans diplôme est de 45,9% pour une moyenne nationale de 19,3%, le pourcentage d’ouvriers est de 40% pour une moyenne nationale de 27%. L’Insee identifie la ville comme ayant un degré de pauvreté monétaire très élevé avec une part de personnes ni en emploi ni en formation très importante chez les 18-25 ans.
J’ai donc eu une enfance assez isolée, en tout cas décalée, lorsque j’étais hors des cercles familiaux. La Normandie et particulièrement l’Orne, étant restée très rurale, n’a pas connu d’importante vague de « migration » néorurale. Nous étions donc, avec ma sœur, les seuls de notre espèce dans les cercles de socialisation enfantine – que ce soit à l’école ou dans les loisirs. J’étais déconnecté de mon environnement social. Jeune adulte, j’avais invité un ami parisien à venir passer quelques jours chez mes parents ; lors d’une balade, celui-ci me demanda comment j’occupais mes journées et si, enfant, je chassais. Cela m’a beaucoup fait rire, pour lui, Parisien « natif », j’étais un « rural », attaché au monde paysan et à celui de la chasse. Or j’en avais été pratiquement aussi éloigné que lui. Pour mes parents, les chasseurs étaient des rustres, des « fachos ».
Marqueurs identitaires
Nous mangions bio (ce qui était alors très marginal), mes parents m’habillaient avec des vêtements achetés dans les dépôts-ventes. Nous avions une toute petite télévision qui avait du mal à capter les chaînes ; lorsque j’ai eu une console de jeux, elle était déjà démodée depuis longtemps (ce sont des décalages notables dans la culture enfantine des années 90). Il y avait aussi de quoi s’occuper à l’extérieur avec le terrain, les moutons, un grand potager et un atelier de menuiserie. Il me semble que j’étais assez peu sollicité pour ces travaux, comme d’ailleurs pour les tâches ménagères et domestiques, essentiellement réalisées par ma mère.
Ma mère était fière des vêtements d’occasion qu’elle nous achetait à ma sœur et à moi. Certains étaient de « marques ». Elle me disait : « ce sont de bonnes marques, mais tes copains ne les connaissent pas ». Ce discours me semble signifiant d’une certaine ambivalence, entre rejet et attachement à des origines bourgeoises : les vêtements que ma mère m’achetait étaient d’occasion et sans marque apparente, ce qui pouvait me faire apparaître aux yeux de mes camarades d’école comme un pauvre, alors qu’il y avait une fierté secrète chez ma mère de nous voire porter « de grandes marques ».
Marqueur de classe, l’automobile est un bon analyseur des rapports sociaux. Lorsque j’étais enfant, mes parents avaient généralement des véhicules d’occasion, en mauvais état et mal entretenus. Mon père était assez fier de ses voitures. Je me souviens des 4L et de la « camionnette » Nissan avec laquelle nous partions en vacances, puis il y a eu une Espace Renault qui servait de véhicule quotidien, mais aussi d’utilitaire pour les travaux. Mon père s’inscrit dans ce profil caractéristique du « néorural écolo » décrit par Billemont, à cela près que sa voiture se reconnaissait toujours par son côté déglingué, dans une variation de l'habitus. Voici ce que décrit Billemont de l’usage des véhicules par les « écolos » :
« En s’appropriant ce type de voiture, neutre, effacé, ordinaire (…) ils affichent ostensiblement, à travers ce rapport « utilitaire » et distancié à l’objet, leur différence sociale (qualifiée « d’éthique ») par rapport à ceux qui investissent financièrement et « affectivement » dans des véhicules plus chers, plus typés. Ils se démarquent ainsi de l’usage idéologique des représentations de l’automobile) […] aussi bien des fractions économiquement dominantes de la bourgeoisie traditionnelle ou libérale, que des membres des classes populaires, dont la conduite en matière d’usage automobile leur semble être une forme d’allégeance aux catégories dominante » (2006, p. 197).
Je me souviens de la crise de « la vache folle » (qui éclate en 1996) : j’avais interdiction de manger des bonbons à la gélatine. Le MacDo était un endroit maudit ; j’ai dû y aller deux ou trois fois dans mon enfance ; d’ailleurs je n’aimais pas le goût de cette nourriture qui me paraissait fade.
Mes parents n’ont jamais milité au sein des partis écologiques, mais ils les soutenaient et suivaient les candidats avec attention : je me souviens de la candidature de Dominique Voynet en 1995, qu’ils suivaient avec enthousiasme. Il y a quelques années, ma mère m’avait raconté, très émue, avoir été assise à proximité de José Bové dans un rassemblement. En 2002, la candidature de Pierre Rabhi nous a passionnés ; j’ai dû le voir trois ou quatre fois en conférence au cours de mon adolescence, avec et sans mes parents.
Nous avons déménagé en 2000, lorsque je suis passé en 2de. Nous ne sommes pas allés loin, dans un autre village situé à une trentaine de kilomètres, dans le Calvados, à côté de la ville de Falaise (10 000 h). Plus proche de Caen, Falaise proposait une plus grande mixité sociale et une culture un peu plus urbaine que l’Orne. L’ambiance du lycée était différente et il s’est agi pour moi d’un changement de vie important. J’ai rencontré un certain nombre d’enfants de néoruraux, de parents écolos ou partageant des valeurs contre-culturelles et je me suis « naturellement » rapproché de ces jeunes avec qui je partageais des codes communs.
Entrée dans la vie professionnelle
Après le bac, à 17 ans, je n’ai pas souhaité faire d’études supérieures. Pendant deux ans, j’ai « fait les saisons », un choix qui peut s’expliquer au regard de l’imaginaire parental et surtout paternel valorisant le voyage et l’aventure. Mon père m’avait transmis celui des poètes-vagabonds et des écrivains aventuriers tels Jack London, Nicolas Bouvier ou Jack Kerouac. Mais la réalité de la vie de saisonnier est tout autre. J’ai rencontré beaucoup de personnes en situation de grande précarité, des travailleurs sans papiers, des « punks à chien », des gens du voyage… un univers d’errance, violent, et difficile.
A posteriori, j’analyse ce rejet des études comme une « obéissance » aux valeurs transmises par mon père : valorisation des marges, rejets du système scolaire et du système en général. En entrant dans l’adolescence, j’étais à contre-courant des jeunes de ma génération, fidèle aux idées de mes parents, j’abhorrais la « musique industrielle » et les radios commerciales. En refusant de faire des études, je restais fidèle aux valeurs liées à la contre-culture, valorisant tout ce qui est antisystème, j’allais donc vers les marges.
Après deux années de nomadisme et de saisons agricoles, sentant que je pouvais m’y perdre – et aussi parce que j’étais en couple – j’ai décidé en 2006 de faire une formation de charpentier avec la fédération compagnonnique des métiers du bâtiment. La conversion a été abrupte et rapide, plus impulsive que réfléchie. J’analyse aujourd’hui ce choix comme une réponse à une double injonction : un métier a valeur symbolique qui me permettait de répondre aux valeurs bourgeoises transmises par mes parents, malgré leur rejet de cette classe ; il s’agit d’aller vers ce qui est prestigieux, reconnu, noble. Mais bien que prestigieux, le métier de charpentier reste un travail d’artisan et d’ouvrier ; en ce sens, cela me permettait de correspondre aux valeurs antisystèmes et anti-bourgeoises portées par mes parents. Les métiers de l’artisanat font partie des activités choisies et valorisées par les néoruraux dès la période du « retour à la terre ».
J’ai exercé six ans le métier de charpentier. Je n’étais pas à l’aise dans les entreprises traditionnelles, avec les ouvriers porteurs d’un éthos et de valeurs ouvrières auxquels j’avais du mal à m’adapter. Au fil des ans, je me suis rapproché « naturellement » du milieu « néo-artisan ». J’ai rencontré une nouvelle compagne, issue elle aussi de milieux néoruraux postsoixante-huitard. Je me suis dirigé progressivement vers l’écoconstruction. Je m’y suis senti plus à l’aise, car ce secteur était pour une bonne part, connecté au néoruralisme et à son habitus particulier. Malgré cela, je n’ai jamais réellement eu le goût du bâtiment ; je n’étais sans doute pas conscient d’être dans les pas de mon père, pionnier du secteur et de ma mère "néo-artisane".
En 2012, après un chantier en écoconstruction d’un an en Dordogne, j’ai rejoint ma compagne dans une communauté chrétienne près de Poitiers. J’y ai d’abord travaillé sur un poste d’agent d’entretien – il s’agissait de faire des petites rénovations, tous corps de métiers confondus au sein du domaine situé à proximité de Poitiers. Le domaine assez étendu comprenait un château, une église, un couvent, un élevage de moutons, des terres maraîchères, une école Montessori, un EHPAD, une maison d’enfants à caractère social. Y vivaient environ 120 habitants et y travaillaient une centaine de salariés (travailleurs sociaux, agriculteurs, instituteurs…). Le milieu chrétien a sans doute permis de faire passerelle entre le milieu alternatif dans lequel j’évoluais et le monde du travail social.
Découverte du travail social
Ce lieu portait un projet ambitieux, à la fois social et écologique, c’est grâce à des échanges avec la directrice RH de ce réseau que j’ai pu opérer une reconversion professionnelle vers le travail social. J’ai alors passé un Dejeps (Diplôme d’état de la jeunesse des sports, de l’éducation populaire et des sports) en alternance au sein de la Mecs (Maison d’enfants à caractère social). Mon implication au sein du réseau était totale, nous vivions en communauté « au château » avec de nombreuses personnes précaires, réfugiées ou en situation de handicap, et je travaillais au sein de la maison d’enfants. Les semaines de formations au Cemea (centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active) étaient de vraies « bouffées d’air », qui m’apportaient un regard, un positionnement idéologique et professionnel différent de celui proposé par le réseau associatif : j’y ai découvert les valeurs de l’éducation populaire.
Après plusieurs années très intenses dans cette communauté, nous sommes partis, ma compagne et moi, en Seine-Saint-Denis. Passionné par le travail social et la recherche-action, j’ai passé le diplôme d’éducateur spécialisé, puis j’ai travaillé dans un dispositif de prévention innovant, en parallèle, et j’ai intégré un master en sciences de l’éducation et de la formation (éducation tout au long de la vie : éducation populaire, éducation informelle, formation des adultes) à Paris 8. Réaliser le master tout en travaillant était éprouvant, mais aussi très riche, cela amenant de la réflexivité dans la pratique.
Choc des cultures
De 2018 à 2021, j’ai travaillé en tant qu’éducateur spécialisé en Seine-Saint-Denis, au sein d’une équipe pluridisciplinaire et multiculturelle. Mes relations y ont été difficiles. Nous avions des pratiques éducatives et des représentations de l’éducation parfois opposées. J’ai plutôt tendance à défendre une éducation « démocratique », inspirée par les courants de l’éducation nouvelle (Freinet, Korczak, Montessori, etc.) et une partie de mes collègues étaient porteurs de valeurs autres ; pour eux, la relation entre l’adulte et l’enfant est organisée autour du respect de l’autorité de l’adulte, dans un modèle de relation verticale. Chaque membre de l’équipe avait son positionnement propre entre ces deux pôles : relation verticale ou horizontale. Je représentais un de ces deux extrêmes et, pour certains collègues, mon positionnement était vécu comme du laxisme, un manque de cadre insécurisant pour les enfants. De l’autre côté, je jugeais certaines de leurs pratiques trop autoritaires, voire maltraitantes, et ne respectant pas les droits de l’enfant.
À travers cette bataille pour les pratiques éducatives, il y avait d’autres enjeux : des rapports de pouvoir, des rapports de classe, des rapports de domination. Nous étions une équipe d’une vingtaine de professionnels : maîtresse de maison, veilleur de nuit, auxiliaire de puériculture, accompagnante éducative petite enfance (Cap petite enfance), animateur socio-éducatif, éducatrice de jeunes enfants, éducateur spécialisé, technicienne de l’intervention sociale et familiale (TISF). Parmi tous ces diplômes et formations, le rang d’éducateur spécialisé est le plus élevé (avec celui d’éducatrice de jeunes enfants), ce qui me situait en termes de diplôme et de salaire au sommet d’une hiérarchie symbolique au sein de l’équipe de « terrain ».
D’autres facteurs sont à prendre en compte pour comprendre les rapports de domination. La plupart de mes collègues étaient originaires de quartiers populaires et/ou étrangers, issus de l’immigration, avec une expérience éprouvée de l’injustice sociale et des rapports de classe et de « race ». De mon côté, j’étais un homme blanc, issu des classes dominantes. Nous pouvons aussi intégrer la question du genre, la plupart de mes collègues étaient des femmes. Nous étions deux hommes dans l’équipe de jour, quatre en intégrant les veilleurs de nuit, sur une équipe de vingt personnes environ. Ces différents attributs me positionnaient vis-à-vis de mes collègues dans une position de domination sociale.
Lors de conflits parfois virulents, ma principale antagoniste était une femme, de parents immigrés et originaires de quartiers populaires. Les conflits liés aux pratiques éducatives étaient alimentés par un conflit de classe, de race et de genre qui nous situait respectivement dans une situation de dominé/dominant. Par ailleurs, je crois qu’il y avait dans ma posture, dans cet héritage écologiste, quelque chose d’ambivalent, un déni du rapport de classe, qui pouvait être perçu comme un mépris de classe, une violence symbolique. Ces conflits ont pu s’apaiser et mon intégration dans l’équipe a pu se faire peut-être, grâce à l’apport de séminaires que j’ai suivis à l’Université de Paris 8, pendant lesquelles nous avons travaillé sur ces questions, j'ai commencé à conscientiser et identifier ces rapports de pouvoir, de classe, de race et de genre.
Nous avons évoqué plus haut « la voiture » comme un marqueur de classe. Lors des conflits évoqués ci-dessus, l’achat d’une voiture semble avoir marqué un tournant dans mes relations conflictuelles avec ma collègue. À cette époque, j’ai acheté une voiture neuve. Je me souviens que cette collègue, avec qui les relations étaient particulièrement conflictuelles, m’avait dit quelque chose comme : « ouah, là Martin, tu as assuré. Félicitations, tu nous as tous dépassés ! ». Elle était réellement contente pour moi. Acheter quelque chose de neuf, en particulier un véhicule, est un signe de réussite. C’est quelque chose de valorisé dans les milieux populaires, contrairement à mon milieu d’origine où c’est plutôt mal perçu, vulgaire.
Avec cet achat, mon extranéité aux classes moyennes et la capacité de pouvoir d’achat qui y sont corrélés, sont assumés, identifiés et identifiables. Se déplacer en transports en commun en Seine-Saint-Denis, de banlieue à banlieue, est particulièrement pénible ; le temps passé est deux à trois fois plus long qu’en voiture. Dans ce contexte, on comprendra que les personnes qui en ont la possibilité utilisent leur véhicule pour « gagner » parfois plusieurs heures, éviter des frais de garderie, s’occuper de leur famille, etc. L’acquisition d’un véhicule améliore les conditions de vie, il est aussi potentiellement le signe d’une position sociale ; inversement l’usage des transports en commun devient une expression culturelle de la pauvreté, d’où une violence contenue dans l’appropriation de l’usage des transports en commun par le discours écologiste.
J’ai quitté cette structure en 2021 pour me concentrer sur un projet de recherche doctoral autour des questions de protection de l’enfance et de territoire, depuis septembre 2022, je suis inscrit en doctorat de sciences de l’éducation et de la formation, au centre de recherche en éducation et formation (Cref) de Paris Nanterre, au sein de l’équipe Éducation familiale et interventions sociales auprès des familles (Efis), en étant salarié (contrat CIFRE) de la fondation Olga Spitzer.
L’entrée en thèse contient un capital symbolique important et modifie mon positionnement dans la structure sociale. Mon parcours apparaît comme une trajectoire de reclassement social, facilité par des acquis de classes ; culturelles et économiques ; préservés en dépit du positionnement de retour à la terre et des valeurs de contre-culture portées par mes parents. Enfant et jeune adulte, j’étais imprégné des valeurs et de l’idéologie écologiste néorurale ; travailleur social, je me suis détaché de ces questions qui paraissaient utopistes et décalées vis-à-vis de l’urgence des situations rencontrées sur le terrain. Parce que ma situation sociale a évolué, aujourd’hui doctorant, moins pris par l’état d’urgence dans lequel se trouvent le travail social et ses usagers, je peux percevoir à nouveau l’urgence écologique, et son impact au niveau social.
Lutte des classes
Dans cette partie je prends appui sur le récit autobiographique pour interroger des zones de tensions entre écologisme et travail social. Il s’agit d’expliciter des rapports de domination, des rapports de classe, inscrits dans l’histoire de l’écologisme postsoixante-huitard vis-à-vis des classes populaires et de proposer ces rapports de classe comme un élément contribuant aux difficultés rencontrées par l’écologie à faire sens pour le travail social et vice versa.
Pour cela, je prends appui sur la thèse de sociologie d’Hubert Billemont, L’écologie politique : une idéologie de classes moyennes (2006). Celle-ci m’aide à penser mon groupe familial au regard des logiques de classe et comprendre comment celui-ci se place dans l’espace social. Cette analyse donne du sens à mon cheminement professionnel et notamment à la rupture idéologique qui s’est opérée au moment de ma reconversion vers les métiers du social.
Billemont fait l’hypothèse que : « l’apparition du phénomène écologiste (appréhendé comme une extension politico-morale du mouvement contre-culturel dans son ensemble) procède de la situation de déclassement-reclassement à laquelle sont confrontées les fractions dominées de la classe dominante » (2006 : 14-15). Il précise que dans la vision écologiste, « la révolte contre le ‘’système’’ ne conduit pas à chercher nécessairement des alliés politiques dans le prolétariat et la classe ouvrière » (Billemont, 2006 : 92) – rappelons que la thèse est écrite il y a 16 ans. Le positionnement politique de certains partis actuels tend vers un rapprochement entre vision écologiste et alliance avec les classes populaires et les organisations qui les représentent – Il définit le mouvement écologiste comme un mouvement des « classes moyennes intellectuelles » (2006, p.12) et déclassé, « situé en position ambivalente dans la structure sociale» (2006 :15). Il décrit une « culture sociale construite dans la double opposition aux classes supérieures (économiquement dominantes) et aux classes populaires (économiquement dominées).
Pour Billemont, toutes les classes sociales ne sont pas conviées à participer à cette nouvelle utopie, « la définition écologiste de la nature, malgré la prétention d’universalité dont elle se pare, peut ainsi être considérée comme l’instrument symbolique d’une lutte sociale que les membres des fractions intellectuelles de la classe moyenne ont engagé contre les autres groupes » (2006 : 91). « Occupant une position sociale totalement ambiguë et incertaine [ils refusent] de s’inscrire dans l’alternative « dominant dominé », « bourgeois-ouvrier », ils tentent d’échapper (de manière illusoire) au jeu des classements sociaux et des hiérarchies établies en défendant une cause planétaire et universelle » (2006 : 99).
Cette perspective donne un éclairage sur un certain rejet des classes populaires pour les thématiques et le mode de vie des écologistes. Lors d’échanges avec Hubert Billemont, nous avons émis l’hypothèse que par loyauté envers son milieu d’origine – pour certains – et son public, le travailleur social peut être tenté de rejeter un habitus « écolo (expression d’une certaine classe sociale) ; sa loyauté s’expliquant par l’« éprouvé » des rapports de domination, dont il est amené à faire l’expérience, au cœur de sa pratique professionnelle.
Situer l’écologisme et le néoruralisme
Pour préciser ce récit, il est nécessaire de définir ce que nous entendons par écologisme, néoruralisme et travail social.
Du côté de l’écologie, le contexte français convoque mai 1968 comme date symbolique de l’émergence de la contre-culture et de la nébuleuse écologiste (Vrignon : 2017). Ce mouvement est initiateur de l’écologie politique, mais aussi d’un mode de vie alternatif fondé sur des valeurs et des pratiques spécifiques. L’écologisme est ainsi étudié par les sciences humaines ; certains y voient un mouvement post-matérialiste (Ronald Inglehart, Alain Touraine) tandis que d’autres (Bourdieu, Boudon) y voient une nouvelle forme d’expression des rapports antagonistes de classe. Les néoruraux auxquels nous allons plus particulièrement nous intéresser dans cet article participent à cette nébuleuse écologiste, ils en constituent une entité particulière et, dans une perspective de recherche en sciences humaines, un champ d’études spécifique. Il s’agit de jeunes urbains adhérant aux valeurs de la contre-culture post 68, ils choisissent de s’installer en zone rurale. Certains s’installent en communauté, d’autres de manière plus isolée. Ils ont des destinations privilégiées (Ardèche, Ariège), mais peuvent aussi se retrouver dans d’autres départements.
L’historienne Catherine Rouvière identifie « cinq vagues » de migration néorurale (en Ardèche) de 1969 aux années 2000. Nous nous intéressons aux deux premiers groupes : le « moment hippie » de 69 à 73 et une deuxième étape de 75 à 85, incarnés par une volonté de stabilité économique et d’intégration plus forte. (2015 : 35). Dans une perspective « bourdieusienne », le sociologue Hubert Billemont rattache ce groupe aux fractions intellectuelles de la classe moyenne (2006 : 24), il précise que dans la vision écologiste, la révolte contre le ‘’système’’ ne conduit pas à chercher nécessairement des alliés politiques dans le prolétariat et la classe ouvrière (2006 : 16) – rappelons que la thèse est écrite il y a 16 ans. Le positionnement politique de certains partis et organismes actuels tend vers un rapprochement entre vision écologiste et alliance avec les classes populaires et les organisations qui les représentent. Il définit le mouvement écologiste comme un mouvement des « classes moyennes intellectuelles » (2006 : 12) et déclassé, situé en position ambivalente dans la structure sociale (2006 : 15).
Situer le travail social
Pour comprendre comment ces champs se rencontrent, s’opposent ou s’ignorent, le contexte français nécessite de prendre en compte des spécificités nationales. Le modèle social dessiné par le Conseil national de la Résistance était porteur d’un projet de société égalitaire et solidaire, il inspire l’ordonnance de 1945 organisant la sécurité sociale et plus particulièrement le cadre législatif du métier d’éducateur. C’est ce que souligne Michel Chauvière dans un entretien pour les Cahiers dynamiques : Dans cette pratique éducative dédiée, née au moment de la guerre 39-45, il y a surtout quelque chose de fondamental à sauvegarder et à réaffirmer qui combine une éthique de la relation avec les enfants et les jeunes, une action technique affinée et une action politique, dans la cité (Chauvière, 2020 : 33). Le travail social s’ancre aussi dans une démarche clinique influencée par la psychanalyse et la psychothérapie institutionnelle pour dessiner une pratique qui s’organise autour du sujet : le sujet, ce n’est pas l’humain des droits de l’homme, trop lointain, trop général. Le sujet c’est chacun, chaque individu dans sa singularité (2020 : 34). Et s’appuie par ailleurs sur les approches d’éducation populaire.
À quelles classes appartiennent les travailleurs sociaux ?
En nous appuyant sur l’étude d’Hubert Billemont, nous avons émis l’hypothèse que les travailleurs sociaux étaient peu concernés par les questions écologiques en raison d’une appartenance de classe différente. Or nous précisons plus bas que les travailleurs sociaux sont considérés aussi comme appartenant aux classes moyennes. Hubert Billemont identifie l’écologie politique comme une idéologie de classe moyenne. Dans ce cas, pourquoi les travailleurs sociaux s’intéressent-ils peu aux questions écologiques ?
Appuyons-nous sur une étude de la Drees qui identifie 1,3 million de travailleurs sociaux en 2018 : 520 000 intervenants à domicile, 400 000 assistants maternels, gardes à domicile ou assistants familiaux, 250 000 professionnels socio-éducatifs, 60 000 aides médico-psychologiques ainsi que 90 000 autres professions de l’action sociale exercent en France Métropolitaine (Drees, 2022). Parmi ceux-ci : 42 % des travailleurs sociaux âgés de 50 ans ou plus », un milieu « très féminisé », avec « 9 femmes pour 10 professionnels » (Drees, 2022). « Les travailleurs sociaux sont moins souvent diplômés de l’enseignement supérieur que les autres salariés. 23 % des professionnels du social détiennent, en 2018, comme plus haut diplôme, un brevet des collèges ou sont non-diplômés, contre 15 % des autres salariés. Leur diplôme le plus élevé est dans 32 % des cas un CAP, BEP ou un autre diplôme de ce niveau, et dans 12 % des cas un diplôme paramédical et social de niveau bac +2. Ajoutons que : Ce sont des salariés plus souvent en temps partiel et en sous-emploi que les autres salariés (Drees, 2022).
On voit, au travers de ce compte-rendu, des profils variés en termes de revenu et de diplôme. Cela se traduit aussi par des origines sociales diversifiées. Une partie des travailleurs sociaux sont issus des classes populaires – que l’on définit avec Olivier Schwartz à partir d’une double perspective de domination, sociale et culturelle, vis-à-vis des classes dominantes (2011). Une partie d’entre eux appartiennent toujours aux classes populaires, par leur niveau de vie, de salaire, de diplôme, tandis que l’autre se situe au sein de la classe moyenne. À l’autre extrémité de ce groupe professionnel, on trouve les cadres du secteur social qui font partie des classes moyennes, moyenne supérieure. Ceci suivant leur niveau d’intervention (proximité, direction d’établissement, direction générale, etc.), leur revenu et leur trajectoire sociale, le spectre est donc large.
Un article de Iori et Charles retrace l’évolution des recherches sur le travail social. L’ouvrage de Verdès-Leroux, Le travail social, publié en 1978 y est cité comme pionnier dans ce domaine. Il présente « les assistantes sociales en tant qu’agent.es de contrôle social et d’encadrement des classes populaires » (Iori & Charles,2020 : 2). Ainsi, on voit bien qu’à cette époque, la démarcation de classe entre les travailleurs sociaux et leurs publics est nette. Aujourd’hui, on ne trouve plus une démarcation si nette, comme le montrent les travaux de Charlène Charles sur la précarité des intérimaires (Charles : 2020).
Joëlle Libois observe, elle aussi, un mouvement de déclassement social du travail social : La charité donnée par les dames patronnesses représentait une norme sociale établie, la lente professionnalisation des formations sociales, dès la fin de la Première Guerre mondiale, a permis de former des femmes et des hommes des classes moyennes. […] Aujourd’hui, si nous prenons au sérieux l’accession d’une montée en puissance de la précarisation du statut de travailleur social, alors nous passerions d’un premier modèle vertical et asymétrique à un deuxième plus horizontal, mais toujours inégal, pour parvenir à une troisième référence en proximité des vécus (2018 : 7). Une travailleuse sociale belge exprime bien ce sentiment de déclassement social de la profession : lorsque l'on y pense, l’ironie est presque savoureuse : « des précaires sont au service d’autres précaires. Demain ils pourraient tout à fait venir grossir leurs rangs » (MF,2021).
Joëlle Libois fait aussi l’hypothèse que cette problématique illustre un changement de paradigme historique, porté par une transformation radicale des appartenances sociales des professionnels de l’intervention sociale (2018 : 8). Cette précarisation des métiers du social rapproche les professionnels et les usagers dans un sentiment de précarité partagée ; en ce sens, les travailleurs sociaux sont éloignés des classes moyennes intellectuelles dominantes au sein de la nébuleuse écologiste.
Conclusion
Aujourd’hui, les discours et les valeurs écologistes sont omniprésents dans les médias, dans les écoles, partout. Il me semble important de souligner combien cette idéologie était minoritaire à l’époque de mon récit (année 80 à 2000) et combien ces idées pouvaient paraitre marginales, utopistes, et loin de la réalité ; particulièrement pour les personnes appartenant aux classes populaires.
J’ai montré la nébuleuse écologiste, à travers le groupe des néoruraux, comme un groupe construit dans son historicité sur des éléments culturels appartenant aux classes moyennes et supérieures. J’ai tenté de montrer comment ces éléments, d’autant plus qu’ils sont exprimés de manière alambiquée, contiennent une violence symbolique à l’égard des classes populaires. Il ne s’agit pas d’essentialiser l’ensemble des écologistes, mais d’éclaircir un aspect qui me semble rarement étudié. Il me semble et c’est ce que j’ai tenté d’expliciter au travers de mon récit que ce soubassement historique laisse des traces dans les rapports contemporains entre l’écologie et les classes populaires et partant de là, entre l’écologie et le travail social.
J’ai pointé l’ambiguïté sociale présente tout au long de mon itinéraire. Quelles conclusions en tirer pour le travail social ? Il ne s’agit pas de tirer un trait sur les apports de l’écologisme d’autant plus que, si nous remontons à quelques décennies, ses acteurs « criaient dans le désert » l’urgence écologique relayée aujourd’hui par la majorité des acteurs. Le mouvement contre culturel est un pivot de la pensée écologique, un fondement historique et incontournable. De nombreuses expérimentations sociales ont été réalisées par les acteurs de ce courant, ils y ont acquis des compétences, des savoir-faire et des savoir-être importants pour aller vers une société plus écologique (capacité à relier des savoirs ancestraux et des connaissances modernes, dans l’agroécologie par exemple ; mode de vie peu énergivore ; revalorisation des métiers manuels…).
Bruno Latour et Nicolas Schultz brossent le portrait d’une classe écologique à venir, potentiellement majoritaire (2022 : 55) et qui comme le suggère le sous-titre de leur ouvrage, se doit « d’être consciente et fière d’elle-même » (2022). Je les rejoins sur cette idée dans le sens où se dessine une gestion écologique de plus en plus technocratique, fondée sur des projets de géo-ingénierie plus qu’inquiétants (Foucart, 2022). Les classes moyennes et populaires font face à une classe dirigeante de plus en plus décomplexée et en ce sens ont des intérêts communs à défendre en termes de justice climatique, et de protection de leurs espaces d’habitabilités.
Je pointe cependant le risque qu’il y ait à vouloir dépasser la notion de classe populaire. L’oppression et la stigmatisation des groupes sociaux les plus précaires sont bien réelles, que cela soit en zone rurale ou urbaine. Comment prenons-nous en compte l’historicité de l’émergence de cette classe écologique et son émergence au sein des classes moyennes intellectuelle et supérieure ? Comment prenons-nous en compte la violence symbolique liée à l’appropriation d’attributs des classes populaires par cette classe écologiste ? Quelle place est-elle faite aux classes populaires dans le projet écologiste ?
Rappelons avec Fatima Ouassak que lorsque nous parlons d’écologie populaire, le point de vue des populations qui y vivent est central. (Ouassak, 2021) Pour cette politologue ayant une expérience éprouvée des quartiers populaires « Il est totalement biaisé de poser la question de l’accès des quartiers populaires à la ‘’conscience écologique’’. En effet, les problèmes spécifiques que vivent les habitants des quartiers populaires sont rarement qualifiés d’environnementaux ou d’écologiques, car ils n’entrent pas dans le champ établi par les classes moyennes et supérieures blanches, sur la base de leurs propres enjeux de classe. Et surtout, il est important de dire que des luttes écologistes sont menées par des militants de ces quartiers, mais qu’elles sont invisibilisées, diabolisées et récupérées par les organisations politiques majoritaires, dont certaines d’ailleurs se disent écologistes. » ( Ouassak, 2021 : 23).
Nous voyons bien qu’au sein de cette classe écologique évoquée par Latour et Schultz, il semble difficile de faire entendre la voix des classes populaires, d’autant plus qu’elle n’a théoriquement plus lieu d’être, étant absorbée au sein de cette nouvelle classe. Nous pouvons penser que c’est ici que le travail social a un rôle à jouer ; il peut participer à l’émergence d’une écologie populaire en donnant à voir les problématiques environnementales présentes dans les espaces et en soutenant les luttes qui en émergent.
En ce sens, la notion d’allié.e assez discrète dans la littérature académique francophone (plus utilisée dans certains milieux militants) me semble intéressante pour sortir du clivage entre problématique sociale et écologique. La personne alliée est définie par Washington et Evans comme : « Une personne qui appartient au groupe dominant ou à la majorité et qui travaille à mettre fin aux oppressions dans sa vie personnelle ou professionnelle, en se mobilisant pour et avec les populations opprimées » (Le Gallo & Millette, 2019 :17). Cela permet de « reconnaitre l’existence d’une oppression et de lutter contre elle sans prétendre la subir. » L’éthique de l’allié.e offre des pistes pour un travail social soutenant l’écologie avec les usagers. Elle permet de sortir des conflits de classes sans en nier l’existence : « Être un ou une allié-e n’est pas une position sociale. On n’est pas allié-e comme on est une femme ou un homme, une personne de milieu populaire ou de classe moyenne supérieure. » ( Pereira, 2019)
Dans cette perspective, le travail social peut trouver sa place au sein de la lutte écologique. Reconnaissant une classe d’opprimé qui est aussi la première victime des injustices environnementales, les travailleurs sociaux peuvent la soutenir dans ses luttes et les solutions qu’elle développe sur les territoires et participer à l’émergence d’une écologie populaire.
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