Introduction
La dimension sociale des crises écologiques est aujourd’hui largement décrite : le changement climatique et ses effets, la dégradation de la biodiversité, la surexploitation des ressources naturelles impactent en premier lieu les populations les plus fragiles alors qu’elles en sont les moins responsables. Les conséquences de cette crise affectent les populations des pays du Sud (famines, accès à l’eau, érosion des zones côtières, surexploitation touristique…) comme les populations des pays du Nord (expositions aux nuisances, pollution, précarité énergétique…). Le rapport Brundtland (1987) a contribué à expliciter les interactions entre économie, environnement et lutte contre la pauvreté, sans toutefois générer d’avancée significative en matière de correctifs sur ce point. Ce rapport définit le développement durable comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». Il affirme que, « à mesure qu'un système s'approche de ses limites écologiques, les inégalités ne font que s'accroître ». Dans le dernier rapport du GIEC (IPCC 2022), il est question d’enrayer le dérèglement climatique déjà engagé, mais aussi d’en atténuer les effets : dès lors, l’enjeu est de protéger les écosystèmes et groupes humains, notamment les plus vulnérables, en augmentant leur résilience et en engageant une transition sociale et écologique.
Le terme de transition apparaît comme une critique du développement durable et marque la nécessité de changement « en profondeur » de nos modes de vie et de production. Nous comprenons la transition sociale-écologique comme un processus qui consiste à « changer nos comportements et nos attitudes pour préserver les écosystèmes dont dépend notre bien-être », en fondant ce changement sur un principe de justice (Laurent, 2017 : XIX). Alston & Besthorn (2012 : 61) soulignent la dimension politique du concept : “la soutenabilité sociale n’est pas un concept innocent, mais repose sur les tensions entre capitalisme et justice sociale”.
De nombreux acteurs de terrain n’ont pas attendu l’évolution des référentiels d’action publique (Muller, 2000) pour se saisir de la question. Les travaux du Carrefour des métiers du développement territorial (CDM), plateforme partenariale coanimée par l’Union nationale des acteurs du développement local (UNADEL) et l’Inter-réseau des professionnels du développement social urbain (IRDSU), ont permis d’étudier en quoi les enjeux de transition écologique contribuer à faire évoluer nos modèles de développement (voir document de capitalisation cycle de travail 2018-2020 « Les transitions territoriales, un défi et une opportunité pour les acteurs du développement territorial » | Unadel). Un des principaux enseignements de ces travaux est qu’au travers de multiples dynamiques territoriales hybridant initiatives citoyennes et action publique se réinvente l’action publique locale autour de communs (alimentation, énergie, emploi, habitat…), basée sur les modes d’action renouvelée (gouvernance partagée, co-construction, co-responsabilité, coopération élargie, implication des habitants). Dans ce cadre, il a également été observé de nombreux projets visant à prendre en charge concomitamment des enjeux écologiques et sociaux, portés à la fois par des acteurs du champ de l’écologie soucieux d’une « écologie inclusive » et d’acteurs du champ du social, de l’ESS considérant les questions écologiques comme levier d’amélioration des situations sociales.
Face à l’acuité du sujet, il a été décidé d’en faire un axe de travail du CDM pour les 3 années à venir, prolongeant les réflexions du cycle précédent. Divers acteurs (Territoires, Institutions, Tiers-Lieux, Centres de ressources, Universités et établissements de formation en travail social, associations…) ont été réunis et les premières réunions ont permis de mettre à jour différentes approches d’une transition écologique et sociale et des enjeux « partagés » ont été identifiés :
- Le sens et les modes d’appropriation des enjeux écologiques par les citoyens notamment les plus vulnérables ;
- Le renouvellement des pratiques et des méthodes de l’ingénierie territoriale notamment de mobilisation collective ; l’évolution des référentiels métiers
- Et la nécessité de transformation des modalités de l’action publique.
Conformément au principe de fonctionnement du CDM, ce « chantier » fonctionne comme un espace ressource et d’appui à l’action, à partir notamment des interactions fécondes entre les sphères académique et professionnelle. Ainsi, les apports de la recherche, les retours d’expérience nourrissent l’évolution des cadres d’analyses, d’action et des pratiques professionnelles.
Lors des premières journées d’études du « chantier » en 2021, des enjeux structurants sont apparus, tout d’abord, d’expliciter l’interdépendance des inégalités sociales et environnementales ; et ensuite, de « déconstruire » des cadres de pensée obsolètes, notamment les présupposés hiérarchisant nécessités sociales et environnementales et l’absence de préoccupations écologiques des milieux populaires (cf. notion de « dépossession écologique des classes populaires »). Par ailleurs, le souhait d’approfondir l’analyse de la montée en puissance des enjeux des « transitions » sur l’intervention sociale a également émergé, principalement autour de l’hypothèse d’une « redynamisation » de l’action collective, du développement social dans le cadre de ces initiatives socio-écologiques. Un sous-groupe a été constitué à cet effet, porté notamment par les auteurs de cet article engagés dans des travaux sur les mutations du travail social, et ouvert à d’autres partenaires (notamment UNAFORIS, Fédération des centres sociaux).
Cet article propose de développer les avancées de nos premiers travaux en trois points. A partir d’un exposé sur le lien entre inégalités sociales et justice environnementale, nous tentons de démontrer la légitimité de l’intervention sociale à s’inscrire dans des projets visant la transition sociale et écologique. Les leviers et les enjeux pour une action inclusive en faveur des publics les plus démunis sont ensuite explorés à partir de l’exposé de trois projets. Nous partagerons, en conclusion, les hypothèses qui guideront la suite de notre travail.
Inégalités sociales et justice environnementale
Explorer le lien entre justice sociale et justice environnementale permet de cerner les enjeux que recouvre la question des transitions pour l’intervention sociale. Deux axes principaux émergent de nos premières recherches :
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Les populations plus pauvres sont plus exposées aux effets du dérèglement climatique, ce qui justifie une attention spécifique envers les groupes les plus défavorisés
La perte de biodiversité et le dérèglement des cycles naturels, entraînant une raréfaction de certaines ressources, ont des impacts sociaux et sanitaires (Drique et Lejeune 2017). Une étude de The Lancet datant de Juin 2015 (citée par Laurent, 2017 : XIV) démontre les liens entre changement climatique et impact sur la santé. Celui-ci aurait des effets directs du fait de « vagues de chaleur, inondations, sécheresses, ouragans et tempêtes causant morbidité et mortalité » ; et des effets indirects tels que la « pollution de l'air, maladies à transmission vectorielle, insécurité alimentaire et malnutrition, déplacements de populations, maladies mentales ». Localement comme au niveau international, les individus et les communautés sont plus ou moins affectés par tous ces phénomènes selon le capital économique, social et culturel dont ils disposent.
La question climatique affecte les personnes les plus défavorisées économiquement de manière complexe en fonction des structures d’inégalité et d’exclusion sociale dans leurs communautés ou pays (race, genre, caractéristiques culturelles et politiques d’un individu ou d’une communauté…). La pauvreté comprise dans sa dimension économique, mais aussi sociale, contribue à sur-exposer certaines populations aux risques environnementaux, et à réduire leur capacité de réponse en raison de plusieurs facteurs : faiblesse du patrimoine économique, sur-exposition aux risques dans leur secteur d’activité professionnelle, emploi précaire, défaut d’assurance personnelle et de protection sociale, accès restreint à la connaissance et à l’information (ce qui limite les stratégies d’adaptation), ou encore absence de solutions alternatives pour subvenir à leurs besoins. De plus, la recherche montre que la charge mentale de la pauvreté économique réduit la capacité des personnes à prendre des décisions éclairées et à se projeter (Leichenko & Silva 2014).
Pour exemple, l’ensemble des habitants de la Nouvelle-Orléans ont été frappés par l’ouragan Katrina en août 2005. Cependant, la proportion d’habitants noirs est passée 67 à 59% entre 2005 et 2013 ; et sur 450.000 habitants, 100.000, parmi les plus pauvres, ne sont pas revenus. Plusieurs mesures structurelles ont contribué à désinciter les citoyens les moins favorisés au retour : l’augmentation des loyers, la fermeture ou la privatisation des services publics (logements sociaux, hôpital, écoles), et l’attribution d’aides financières proportionnelles au patrimoine des habitants avant la catastrophe – donc très défavorables aux habitants des quartiers pauvres. Les personnes en situation de pauvreté qui ont été déplacées, coupées de leurs ressources communautaires et parfois familiales, ont été davantage exposées à la pauvreté économique persistante (chômage, aides au relogement insuffisantes), et à l’aggravation de leurs problèmes de santé (Cyran, 2018; Lein et. al., 2009). Dans ce cas, les populations économiquement défavorisées apparaissent non seulement plus vulnérables, mais aussi moins résilientes face à un choc climatique. Cependant, le lien entre pauvreté économique et amoindrissement de la capacité de résilience, s’il est supposé, manque encore d’étayage dans la littérature scientifique (Leichenko & Silva 2014).
En France, une étude du Think Tank 4D et de l’association WECF (2019) rapporte les inégalités aux Objectifs de Développement Durable des Nations Unies. Il en ressort que les inégalités de revenus se doublent d’inégalités d’espérance de vie et d’accès aux soins, d’accès à l’alimentation et à l’eau, d’accès aux ressources énergétiques, ou de résidence dans un environnement sain et sûr.
Il y a une injustice redoublée du fait que ceux qui contribuent le moins au changement climatique en subissent les conséquences de manière disproportionnée (Chancel 2020 ; Oxfam 2020). Les politiques publiques sont susceptibles de renforcer les inégalités, en cherchant à agir en faveur d’une économie vertueuse. L’augmentation annoncée de la taxe carbone au 1er janvier 2019, qui provoqua le mouvement des Gilets Jaunes, en est un exemple. De même, les crédits d’impôt pour la transition énergétique (par exemple, pour la rénovation des logements ou l’achat de véhicule propre) bénéficient tendanciellement aux classes les plus aisées : selon Larrère (2021), en 2018, les deux tiers des crédits d’impôt pour la transition énergétique ont bénéficié aux 40% les plus riches.
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La réduction des inégalités et la négociation collective des ressources semblent favoriser leur gestion soutenable. L’impératif de transition rejoint donc la question démocratique et la protection sociale
Les travaux d’Elinor Ostrom sur les « Communs » (2010) attestent d’une meilleure gestion du patrimoine naturel quand les communautés sont cohésives et égalitaires. A l’inverse, des communautés divisées et inégalitaires entraînent l’accaparement et la mauvaise gestion des ressources naturelles communes. Dès lors, réduire les inégalités ne répond plus seulement à un impératif moral, mais à un impératif de préservation écologique. Dans ce but, le rapport du GIEC 2022 ainsi que les objectifs de développement durable des Nations Unies prônent la mise en place d’un filet de sécurité sociale.
Ainsi, il est possible d’affirmer avec Larrère (2021) que « les inégalités socio-environnementales ne sont pas de nouvelles inégalités, mais que la dimension environnementale des inégalités sociales prend de plus en plus d’importance. La crise environnementale renforce les inégalités sociales et les inégalités sociales compromettent la transition écologique ».
Dans le travail social : un débat international qui essaime en France « par en bas »
Le travail social est lent à s’intéresser à la dimension écologique, car il est enraciné historiquement dans la modernité occidentale, avec ses présupposés philosophiques et ses valeurs économiques. Comme émanation de la révolution industrielle, il est lié à l’exploitation de l’environnement, à l’idée de contrôle de l’homme sur la nature, de croissance et de développement sans limites. La profession « sert l’ordre socio-économique dominant » (Alston & Besthorn, 2012 : 59). Cependant, en particulier hors de nos frontières, il porte dans ses valeurs fondamentales le souci de réaliser la justice sociale (cf. la définition internationale de la FITS). Par ailleurs, il existe une tradition critique en travail social (le courant radical) qui le prédispose à s’intéresser à la dimension sociale de la justice environnementale (Peeters, 2011).
Dans le débat académique, en matière de développement soutenable et de travail social, il existe un spectre allant des approches radicales, reposantes sur une lecture structurelle des rapports sociaux (Lavalette, 2011 ; Dominelli, 2012), souvent inspirée par une éthique Freirienne (Ledwith, 2011), à des approches plus consensuelles, de l’ordre de la réduction des risques, en lien avec la résilience (Payne, 2014).
La définition de la résilience selon Van Breda permet de prendre en compte sa dimension communautaire et les interactions entre l’homme et son écosystème : “les processus multi-niveaux que des systèmes mettent en œuvre pour obtenir des résultats excédant les attentes face à, ou suite à l’adversité” (Van Breda, 2018 : 4). La résilience multi-systémique tend à montrer que la résilience d’une personne relève principalement des interactions avec son environnement plus que de ses « propres » capacités, et que la résilience agissant à différents niveaux (famille, culture, structures sociales et service, environnement…) a des effets bénéfiques exponentiels.
Le travail éco-social et le travail social vert sont deux approches qui coexistent actuellement dans la littérature sur le travail social. Le travail social vert est un concept développé par la sociologue écossaise Lena Dominelli, tandis que le travail éco-social fait l’objet de plusieurs études en Europe continentale (Flandres, Scandinavie, Allemagne...) et en Amérique du Nord. Au vu de leur grande proximité, il est probable qu’à moyen terme, un rapprochement ne s’opère entre les deux, à mesure qu’ils s’opérationnalisent.
Dominelli développe un argumentaire en faveur d’un travail social vert en s’appuyant sur le « droit des personnes à prendre soin les unes des autres et à prendre soin de leur biosphère, et d’être nourris par eux en retour » (2012 : 206). Elle plaide pour une approche holistique du travail social qui prend en compte « les interdépendances et solidarités entre les groupes humains, et la faune et la flore ; utilise les ressources matérielles de manière soutenable et équitable ; et développe des styles de vie soutenables pour préserver et promouvoir le bien-être de tous les peuples sur la planète » (2012 : 195). Quant au travail éco-social, ce n’est pas une nouvelle forme ou une nouvelle branche du travail social : il s’agit d’un souci qui devrait être inhérent au travail social de ne pas rester anthropocentré. Pour les tenants de ce courant, tout travail social devrait être éco-social. En macro-pratique, il s’agit de passer de la société à l’écosystème, incluant les autres espèces et les autres éléments de l’environnement naturel (Rambaree, Powers, and Smith, 2019). Les auteurs cherchent à proposer une approche du bien-être qui ne soit pas seulement corrélée à la dimension économique de la prospérité, ce qui entraînerait de facto un lien entre hausse du bien-être, et hausse de l’empreinte carbone. Une ‘vie bonne’ est possible dans le respect des limites de ce qui est nécessaire : elle repose plutôt sur la qualité des relations interhumaines, et la qualité des relations entre l’humain et la nature. Cela n’évacue pas une dimension politique et critique visant la justice sociale, les droits de l’homme étant liés à la justice écologique.
Ce n’est pas un hasard si les auteurs qui s’intéressent à cette question font le lien avec le travail communautaire, la communauté (inscrite sur un territoire) étant le lieu où l’humain et l’environnement se rencontrent. Les travailleurs sociaux sont susceptibles d’être confrontés au quotidien, dans leur pratique, à des demandes liées aux effets du dérèglement climatique (accès aux ressources énergétiques et alimentaires, gestion de crise, soutien aux populations déplacées…). Cependant, c’est dans sa dimension collective que le travail social peut agir pour soutenir une transition inclusive, qui s’appuie sur les savoir-faire populaires, sur la force d’émulation et l’intelligence du collectif, et renforce la résilience des groupes les plus défavorisés.
S’agissant des travailleurs sociaux, l’inscription dans des dynamiques social-écologiques se concrétise souvent via des démarches de développement social. Un développement social durable s’invente d’ores et déjà sur le terrain, comme en attestent plusieurs articles dans un numéro de la revue Lien social intitulé « se mettre au vert » (Juin-septembre 2021), donnant la parole à des travailleurs sociaux impliqués dans des structures ou des projets écologiques et solidaires : tiers-lieux, recycleries, jardins... Ils s’inscrivent à contrepied d’une vision dominante selon laquelle le travail social, pris dans les bornes étroites du managérialisme et de l’aide curative, ne saurait se saisir des enjeux de la transition.
Faire évoluer les cadres de pensée et d’action : de pratiques curatives et normatives vers une dynamique d’élaboration collective
Catherine Larrère rappelle que la plupart des analyses actuelles reposent sur des cadres de pensée qui doivent être réactualisés. En effet, plusieurs représentations structurent notre cadre de pensée et conditionnent de ce fait les modes d’action choisis. Il s’agit, tout d’abord, de l’idée selon laquelle les questions environnementales seraient complexes, et demanderaient des expertises scientifiques et du temps. Cette représentation est alimentée par un certain vocable utilisé par les porteurs de projet ou des élus, techniciste et savant, qui contribue à limiter l’appropriation de ces questions par les personnes ne disposant pas ces codes de compréhension.
La seconde représentation dominante qui freine le renouvellement des approches et l’enclenchement de transitions consiste à considérer que les personnes en situation de précarité ont d’autres priorités (l’emploi notamment), et ne vont pas s’intéresser et dégager du temps sur ces questions, voire résister à des transformations qui pourraient limiter leurs capacités d’action. Le postulat de l’indifférence des classes populaires vis-à-vis de l’écologie représente aujourd’hui le discours dominant, selon Billen (2021). Un autre courant, critique, postule la dépossession des classes populaires vis-à-vis des questions de transition du fait d’un débat formulé de manière inaccessible. Or ces représentations ne s’appuient pas sur l’analyse précise des usages sociaux des personnes. Un nombre important d'initiatives montrent au contraire que les personnes construisent des réponses aux évolutions écologiques et sociales, sans qu’elles en portent le nom. Ces transitions par “le faire”, à bas bruits, existent donc et constituent une forme d’écologie populaire reposant sur des pratiques de sobriété. Il s’agirait, dès lors, de reconnaître le caractère écologique des savoir-faire populaires et de s’appuyer sur eux, ainsi que sur la dimension collective qui est fortement motrice, pour enclencher des transitions plus profondes. Caroline Lejeune rejoint cette idée en montrant qu’à partir de l’expérience de vie des gens, on peut faire des questions environnementales une question politique et sociale. Elle relève qu’il s'agit donc d’un enjeu démocratique.
Les représentations dominantes évoquées ci-dessus limitent la possibilité de penser les inégalités environnementales dans une approche systémique. De ce fait, l’articulation entre enjeux sociaux et enjeux environnementaux fait face à un conflit de priorisation. L’irréversibilité des dégâts environnementaux fait prioriser le travail sur ces questions, en traitant de manière secondaire les inégalités sociales et le lien entre les deux. Une approche structurelle est aujourd’hui peu développée. Caroline Lejeune et Léa Billen vont d’ailleurs plus loin en montrant que les dispositifs d’action publique, censés traiter des questions environnementales et sociales, invisibilisent la dimension sociale, par leur traitement segmenté des principaux enjeux et par la dépossession de la capacité d’action des individus qu’elles entraînent. Billen interroge ainsi la manière dont la construction de la catégorie de quartier populaire par l’action publique se rejoue dans les initiatives écologiques en quartiers populaires et tend à construire leurs spécificités.
La question du lien entre inégalités sociales et environnementales est aujourd’hui traitée de manière ponctuelle et partielle, par exemple en réduisant les inégalités d’accès aux ressources, ou en faisant porter la responsabilité des actions sur les personnes en situation de précarité, déjà largement impactées par les questions sociales et environnementales ; elles doivent ainsi apprendre à faire des économies, à cuisiner autrement, etc. L’enjeu est donc de passer d’une logique de réparation ou d’une logique normative à une logique d’élaboration collective : aujourd’hui l’action sociale ne fait que réparer les inégalités environnementales et ne pense pas les mécanismes de construction des inégalités en interrogeant les trajectoires de vie, quels que soient les domaines concernés. C’est la manière de penser la justice sociale, redistributive, qui est interrogée. Elle se fait aujourd’hui à l’aune d’un mode de fonctionnement normatif, sans tenir compte de la diversité des modes de vie.
Les premiers enseignements de la pratique : quels leviers d’action ?
Selon les porteurs de projet et les réalités territoriales, des configurations différentes se sont développées sur les territoires. De la recherche à l’action, elles placent le curseur entre les questions environnementales et sociales de manière différente. Un certain nombre sont porteuses d’une réflexion approfondie sur une évolution des présupposés et modalités d’intervention, avec par exemple une approche systémique et collective via la coopération et la mise en œuvre d’un renouvellement démocratique. Nombre d’entre elles s’appuient également sur des pratiques quotidiennes, sur l’environnement direct des personnes, permettant une meilleure appropriation des liens entre questions environnementales et sociales.
A l’occasion de nos journées d’étude ou de séances du groupe de travail, des porteurs de projet ont partagé leurs démarches, hypothèses de travail, leurs questionnements et leurs « résultats ». Nous reprendrons ici 3 exemples illustrant les principes d’une approche « socio-écologique » ainsi que la manière de « repenser » les modes d’intervention.
Le projet « L’alimentation des personnes en situation de précarité : de l’assignation à l’émancipation. Construire de Tiers-lieux de solidarité et de transition alimentaire avec et pour tous » est développé par le LERIS (Laboratoire d’Etudes et de Recherche sur l’Intervention Sociale). Cette démarche de recherche-action s’est articulée autour de 3 hypothèses : le développement d’une approche territoriale, partenariale et systémique pour créer de nouvelles opportunités d’accès à une alimentation choisie et qualitative pour les personnes précaires, la mise en œuvre d’une intervention sociale basée sur le développement du pouvoir d’agir et la mise en place de modèles d’organisation coopératifs favorisant le développement de rapports sociaux égalitaires et solidaires. Des outils de l’éducation populaire et de l’action communautaire ont été mobilisés (ex : arbre de compétence, enquête participative…) et des animateurs des structures impliquées, formées à ces méthodes.
S’agissant du projet "Des Quartiers Prioritaires de la Ville aux Quartiers Plus Verts", il a été initié par la Métropole Aix Marseille Provence dans le cadre d’une démarche prospective, « la métropole des possibles », via la mise en place d’un laboratoire d’innovation publique. L’entrée dominante de ce projet est l’expérimentation d’un développement social durable (3 axes : Mieux Manger, Mieux Soigner, et Mieux Consommer). Ce projet constitue une opportunité de repenser les principes d’action du développement social urbain à l’aune des « défis » de transition écologique. Un des premiers enjeux consistait à changer le regard sur le sujet et sur les quartiers en mettant en évidence les atouts des quartiers en matière écologique et une multitude de projets et d’initiatives. Une des actions « phare » du projet est l’expérimentation d’un budget participatif « Transitions écologiques et qualité de vie » dont les sujets et critères ont été définis par les habitants.
Enfin, le projet « Bourgogne Franche Comté en transition » est une démarche de recherche-action portée par la DREAL Bourgogne Franche-Comté en partenariat avec un Living Lab territorial (MSH Dijon) et l’association In’Terre ActiV. Dans ce cadre, l’enjeu d’une transition socio-écologique a été précisé avec pour objectif une transformation plus résiliente de la société par l’articulation des enjeux sociaux (lien social, lutte contre la précarité, bien être, etc.) et écologiques (changement climatique, biodiversité, etc.). La « transition social-écologique » a été caractérisée par une multitude d’initiatives de la société civile, portant sur des sujets divers (alimentation, énergie, habitat…) et la coopération d’une diversité d’acteurs territoriaux (Politique de la ville, ESS, Protection de la nature, Energie citoyenne…). Ces dynamiques collectives demeurent fragiles compte tenu du manque de cadre de travail reconnu, d’où l’enjeu de structuration d’un maillage territorial défini comme la « mise en synergie entre les initiatives citoyennes, associatives et politiques œuvrant sur les enjeux sociaux, démocratiques et écologiques ».
A partir de cet ensemble de pratique, étayé de travaux de recherche, nous repérons un certain nombre d’enjeux pour l’action
S’appuyer sur les territoires de vie pour mener des projets de transition peut faciliter leur appropriation par les personnes concernées. Il s’agit de partir du vécu des personnes, de sortir d’une approche essentiellement savante et technocratique de l’écologie et de considérer le territoire comme un espace de passage à l’action. Cela permet également de prendre en compte l’évolution des modalités d’engagement des citoyens. En effet, les sociologues ont montré que les citoyens s’engagent autant qu’il y a vingt ans, mais que les formes de ces engagements se transforment (plus ponctuels, directement liés à des actions, etc. ; Jacques Ion parle d’engagement Post-it). Partir du vécu des personnes notamment celles en situation de fragilité sociale, d’une analyse de la quotidienneté supposent de reconnaitre une expertise d’usage, des savoirs en matière écologique. Selon Caroline Lejeune, cela peut contribuer à une redéfinition des perceptions dominantes de l’environnement, à la reconnaissance d’autres formes d’écologie et permettre la re-politisation des questions sociales et environnementales et in fine développer la démocratie.
La mise en œuvre de ces principes d’action nécessite de dépasser la segmentation des politiques publiques et de développer une approche plus intégrée sur les questions sociales et environnementales. L’approche intégrée est de nature, également, à dépasser la hiérarchisation des enjeux. C’est l’ensemble de ces politiques qui doivent donc être repensées, notamment en traitant la question des interactions entre politiques sectorielles, de l’évolution des modes d’intervention et des référentiels métiers. Le fait de reconnaitre et prendre en compte « les savoirs écologiques » des plus vulnérables nécessite, par exemple, de sortir d’une approche éducative de l’écologie, visant à sensibiliser aux bonnes pratiques en matière d’écologie (mieux manger, faire des économies d’électricité, etc.) pour s’appuyer sur les connaissances existantes des personnes leur permettant de faire les bons choix, pour eux et pour les autres.
Pour renforcer ces démarches, il est nécessaire de soutenir l’évolution de l’action sociale actuelle pour passer de la prise en charge individuelle des situations, vers des démarches d’accompagnement de l’autonomie en s’appuyant sur une prise en compte collective des questions (les économies d’énergie, la facture alimentaire, etc.). Ce faisant, il s’agit de traiter de front la question des inégalités, passant ainsi d’une approche réparatrice à une approche émancipatrice. Ces projets « socio-écologiques » pourraient par exemple, investir davantage les pédagogies communautaires ou le développement social.
Conclusion
La question des transitions, sans être nouvelle, s’impose actuellement dans le débat public. Elle interroge la conception linéaire d’un progrès social, économique et numérique conçu comme vecteur de bien-être, à mesure que la lutte contre les inégalités se double d’un impératif de justice environnementale (Drique, Lejeune, 2017). Pour l’heure, les questions sont nombreuses et elles réunissent à la fois des chercheurs, experts, praticiens et citoyens engagés dans un “tâtonnement général”. Différentes expérimentations viennent affiner ces questions et en poser de nouvelles.
Aux côtés d’autres acteurs, notre groupe de travail souhaite contribuer à cette recherche en partant des nombreuses expériences de terrain qui fleurissent actuellement en milieu urbain comme en milieu rural. L’augmentation du volume de publications sur la question de la transition sociale et écologique révèle un intérêt croissant dans le champ large de l’intervention sociale. Notre travail collectif de partage d’expériences au sein d’un espace de ressource et de débat est donc appelé à se poursuivre, voire à s’élargir, en impliquant également des acteurs institutionnels, et des représentants des collectivités territoriales et des pouvoirs publics.
Plusieurs hypothèses découlent de nos premiers travaux, que la suite du travail nous permettra d’explorer, en poursuivant notre méthodologie de croisement des apports empiriques et théoriques. Tout d’abord, les actions collectives fondées sur l’impératif de transition agiraient sur le statut des publics de l’action sociale. Traditionnellement en position de bénéficiaires de l’action, ils deviennent des co-élaborateurs, dont la légitimité à concevoir et entreprendre repose sur leur statut de citoyen. Ensuite, l’enjeu même de l’action collective changerait avec les transitions et se renouvellerait autour des “communs” - un enjeu qui ne concerne pas que les plus défavorisés, mais l’ensemble de la population. Enfin, en réponse, les politiques publiques seraient amenées à se désenclaver pour sortir de modes de fonctionnement en silo (en lien avec une segmentation des thématiques et des publics). Les acteurs impliqués inventeraient ainsi des espaces de co-construction de « communs » au sein desquels se renouvellent le débat démocratique, les rapports entre acteurs, les formes d’implication et de responsabilité.
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