Introduction :
Le culte du résultat et de l’excellence semble aujourd’hui être le but et le moyen non seulement d’obtenir l’acceptation mais aussi l’intériorisation d’un système qui place l’individu comme acteur principal de sa propre soumission à un ordre des choses qui l’asservit à ses fins propres. Et cela touche avec une égale force l’antre historique du travail social construit sur l’idée d’émancipation.
Sans le cadre des appareils de formation, que dire de notre environnement institutionnel en général, professionnel en particulier ?
A la Boris Vian, ça donnerait :
Des performances, des pôles d’excellence, des compétences…et d’la transparence
Des réformes, encore des réformes et des plate-formes pour gérer les réformes….
Des logiciels, des référentiels et des…arcs en ciel ?
Des protocoles, des procédures, et des … résultats ?
Tout, y compris nos pensées les plus intimes, est soumis au délire de toute puissance et du contrôle, alors même que ce monde là se fendille de toute part…Euphorie et panique !
Mais comment doit-on se protéger d’un système maniaco dépressif ? Comment faire quand la fatigue d'être soi mais aussi la peur de l’autre envahissent tout l’espace psychique produisant des « impuissances à agir »? Comment participer à l’écriture de l’histoire sans que les institutions nous éteignent tout à fait ? Sortir de cet ordre non énoncé, réintroduire les lucioles, c'est peut-être faire œuvre d'art-disants....
La toile de fond
« Notre village était constitué d’environ 200 personnes installées au bord de la rivière au sein de la forêt ; nous cultivions le riz, notre nourriture de base. Chaque famille vivait dans une maison construite solidairement avec des matériaux dont nous disposions sur notre territoire. Elle cultivait son lopin de terre, dont la taille était fonction de la capacité de travail de nos buffles. La récolte assurant notre sécurité alimentaire était stockée dans des greniers disposés le long du chemin du village. La rivière fournissait à chaque famille du poisson comme complément aux céréales, aux fruits et aux légumes. L’entraide, la solidarité et la réciprocité allaient de soi : chaque année, une pêche collective était organisée pour faire des réserves de poisson séché. (…). Un jour, un expert mandaté par la Banque mondiale séjourna parmi nous pour étudier notre système de vie ; après avoir examiné tous les paramètres, il fit son rapport. Ce rapport destiné à la Banque mondiale avait pour conclusion que cette communauté, certes sympathique, ne pouvait se développer parce qu’elle consacrait trop de temps à des activités improductives » (Rabhi, 2010, p. 74).
Ainsi parlait un ami laotien que cite Pierre Rabhi lors d’une de ses conférences en 1985 : récit archétypique d’un monde — le nôtre — et de son ombre portée !
Ces dernières décennies, toute nouvelle conquête de parts de marché y était déjà précédée et accompagnée d’un discours pseudo rationnel destiné à jeter le discrédit sur ce qu’il convient de détruire. Plantes, mais aussi humains étaient également qualifiés de « mauvaises herbes », les unes et les autres se transformant en choses mortes.
Nous sommes bien en état d’urgence. Et celui-là déborde du lit trop bétonné de nos vies. Replis identitaires, cris étranglés, peur des autres — mais aussi de nous-mêmes — altèrent notre capacité à faire commun. C’est qu’aujourd’hui, nous faisons face à des formes inédites et acéphales de violence sociale entre délire de toute-puissance et vécu intime et sans cesse renouvelé de la toute impuissance et que l’État est désormais au service d’une économie spéculative en même temps qu’insoutenable écologiquement. Ce système, qui se veut tout-puissant, instrumentalise ce que William Reich (2006) appelait la « peste émotionnelle », et norme de l’intérieur les corps et les âmes transformant les humains en êtres déracinés et dissociés : hors sol, hors histoire, hors territoires.
Et ces « mauvaises herbes » là « coûtent un pognon de dingues » tout comme ceux qui les accompagnent, les travailleurs sociaux, sommés de gérer ces stocks et ces flux de pauvres pour les ramener à des « activités productives », c’est-à-dire créatrices de la seule richesse qui vaille : le profit financier de quelques-uns. Qu’importe que ces « activités productives » décroissent dans l’exacte mesure où s’amplifient les effets de la mondialisation financiarisée.
« Nos politiques publiques ont progressivement basculé, à rebours de l’évolution des besoins sociaux des dernières décennies, vers des logiques largement curatives. Elles donnent aux personnes pauvres les moyens de survivre, mais sans perspective de sortie et d’autonomie par le travail. Cette inertie sociale, cette logique d’assignation, est un démenti permanent à la promesse républicaine méritocratique. L’enjeu de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté, en partant des exigences portées par les personnes en situation de pauvreté, c’est de sortir de cette fatalité subie trop souvent dès les premiers pas de la vie, c’est d’en finir avec une société de statuts pour permettre la mobilité sociale, l’émancipation, la maîtrise de son destin par l’éducation et le travail » (Buzyn, 2018, p. 6).
Le logiciel de pensée est ici parfaitement clair. L’évolution des besoins sociaux n’est pas mise en lien avec leurs causes — et principalement le modèle économique néo-libéral. En revanche, le principe redistributif est discrédité au prétexte de ce qu’il serait « curatif ». Faut-il comprendre que soigner et prendre soin ne sont plus à l’ordre du jour ? Quoiqu’il en soit, l’évolution objective du marché du travail (hautes technologies dans le process de production et donc diminution du travail humain, financiarisation et mondialisation de l’économie et donc réduction des effectifs) est niée au profit de l’injonction faite à tous de se lancer dans le marché très concurrentiel du travail salarié. Un des moyens de pression est la précarisation du statut.
L’argumentaire est ici particulièrement pervers : prétendant refuser la « logique d’assignation », il organise de fait la généralisation du précariat au nom de la « responsabilité » individuelle et de la « méritocratie ». Dans ce cadre, le travail social est censé être l’un des bras armés de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la commande publique. Commande publique - mais n’est-elle pas au contraire privée ? – , bras armé : le champ sémantique est décidément miné !
Pour rappel, le 10 juillet 2014, l’assemblée générale de l’International association of schools of social work (IASSW), rassemblée à Melbourne, définissait ainsi le travail social ainsi :« Le Travail social est une pratique professionnelle et une discipline. Il promeut le changement et le développement social, la cohésion sociale, le pouvoir d’agir et la libération des personnes. Les principes de justice sociale, de droit de la personne, de responsabilité sociale collective et de respect des diversités sont au cœur du travail social. Étayé par les théories du travail social, des sciences sociales, des sciences humaines et des connaissances autochtones, le travail social encourage les personnes et les structures à relever les défis de la vie et agit pour améliorer le bien-être de tous. » L’écart est d’importance ! Dès lors, que faire ? En quoi une situation qui percute le corps social dans son entier nous percute-t-elle nous-mêmes, à la place où nous sommes ? À la place où j'ai été si longtemps — formatrice-chercheuse dans un Institut régional de travail social (IRTS) en l’occurrence ? A la place où je suis depuis peu - simple citoyenne - chercheuse engagée ?
Et si… et si nous convenions ensemble d’œuvrer à la mise en œuvre « des principes de justice sociale, de droit de la personne, de responsabilité sociale collective et de respect des diversités » sur nos territoires de vie ? Et si nous prenions du recul ou de la hauteur pour relire et relier le moment d’aujourd’hui dans une histoire : la grande ? Et si… pour rester plus que jamais fertiles et féconds, nous revendiquions « l’inservitude volontaire », au reste si bien défendue par Roland Gori (2012, 2013) ?
L'appareil de formation ou les fissures d'une institution par où passe la lumière
Les IRTS sont censés être des « lieux tiers », leur courte histoire leur ayant permis de se doter de trois leviers : la formation, l’animation et la recherche.
Quand, à la fin des années 70, je débute ma formation dans cette institution qui deviendra plus tard mon lieu de travail, je fais vite partie d’une petite bande de « rebelles » - d’étudiants qui se posent et qui posent des questions - face à des formateurs qui, pour la plupart, apprécient le défi : au moment de la création de cet établissement, le directeur et son équipe se revendiquent de la pédagogie institutionnelle. Ce directeur, avec qui j’ai eu le bonheur de collaborer sur un projet beaucoup plus tard s’appelle Bernard Montaclair. Ancien éducateur et enseignant, il est docteur en psychologie et a été compagnon de route de Célestin Freinet et de Fernand Oury. Il est notamment l’auteur d’un ouvrage au titre évocateur : Former des éducateurs, une pédagogie citoyenne : l’école de la Haute Folie. Ce en quoi le hasard fait bien les choses et se paie de surcroît le luxe de l'humour, Haute Folie étant le nom du quartier où se trouve l’établissement !
Bernard Montaclair est parti sur d'autres fonctions quand j'intègre l'établissement mais pas l’esprit qu’il y a insufflé. J’use et j’abuse comme mes autres collègues « rebelles » de ces formateurs que je vais apprendre à respecter profondément parce qu’ils nous accompagnent avec bienveillance dans notre capacité à dire JE tout en prenant en compte les NOUS complexes qui nous entourent et dont nous faisons partie. Qu’ils en soient remerciés ! Mes comparses monteront différents projets et deviendront pour certains chefs de service ou directeurs et moi-même, avec la complicité de ces mêmes formateurs, je créerai mon poste dans ce qui d’Institut de Formation du Travail Social (IFTS) deviendra Institut Régional du Travail Social (IRTS).
Trente à quarante ans plus tard, force est de constater que les choses ont profondément changé. En creux se dessine en effet une vision de la formation qui se réduit à de l’apprentissage de savoirs et de savoir-faire « protocolés » et sans cesse évalués mais qui ne s’ancrent pas dans une expérience vécue. Ça, c’est le rôle du « terrain » dit-on. La centralité de l’acte pédagogique n’est plus le partage qui permet d’élaborer le réel, mais une sorte d’exposition d’outils et de méthodes dûment étiquetés et qu’il est possible, du coup, de commander en ligne. L’espace physique de formation peut se faire vitrine. Les formateurs, dans les salles de cours ou dans leurs bureaux, peuvent envoyer moult mails et autres powerpoints respectant la « charte de qualité » et les étudiants – mais on dit désormais « apprenants » – ne pas traîner dans des couloirs devenus, à l’instar des villes, des espaces de flux… Mais il est plus facile de gommer l’expression du vivant que le principe du vivant.
Isomorphisme institutionnel : d’aucuns tentent de se sur-adapter à cet ordre induit des choses.
Du côté des étudiants, cela prend la forme d’une auto-conformation de façade qui suppose d’éroder toute aspérité : « On est là pour se faire formater, OK. Après, tout ça dure trois ans. On sait ce que vous attendez de nous. Pas de souci, on va vous le donner. » La stratégie n’est pas sans risque.
Les étudiants répondent aux multiples contrôles de connaissances par l’exposé de savoirs non digérés qui font l’économie de la réflexion.
En miroir, à moins que ce ne soit l’inverse, du côté des formateurs, cela se traduit souvent par une obsession du résultat, une surenchère quant à l’appropriation de la méthodologie. Littéralement, la méthodologie est l’étude des méthodes scientifiques (méthodo-logos, un discours sur les méthodes). Appeler méthodologie une méthode laisse rêveur quant à l’aspect totalisant d’un discours non discuté, mais il en est ainsi pour de nombreux termes « paradigmatiques », autoproclamés légitimes : compétences, qualité, évaluation, responsabilisation… Le corollaire, tout aussi fréquemment observable, est le malaise que suscitent les étudiants qui, pour mille raisons parfois opposées, ne s’adaptent pas au système.
En commun, les deux catégories que sont les formateurs et les étudiants partagent un « mal » être lié à l’obligation de soumission à l’exigence du « pare » être. Cela ressemble à une angoisse diffuse et prend la forme d’un sentiment « de ne pas être à la hauteur ». Le système institue l’évitement de la rencontre et de la confrontation. Le corps est là, ponctuel, tandis que l’esprit est dans un ailleurs qui court le risque de se perdre.
Dans ce contexte pourtant, je pense - et j'ai expérimenté au quotidien - qu'il est nécessaire mais aussi possible de se situer en oeuvrier. (Gori, 2017) « Oeuvriers. Il y a dans ce mot, énigmatique, aux multiples sens, une intuition, l'intuition d'une urgence et la nécessité de révolutionner la relation au travail, à la vie ». Et ce dans et hors institution !
Dans cette institution qui a été la mienne, j'ai fait l’hypothèse que ces trois leviers que sont la formation, l'animation (régionale) et la recherche pouvaient être mobilisés ensemble pour créer les conditions d’une appropriation collective des enjeux sociétaux actuels, préalable à une redéfinition partagée d’un « à venir » possible. Le cœur, dès lors, n’est pas dedans, il est dans les interactions dehors/dedans, dans le réseautage et il renvoie à « l’art de la liminalité et du seuil » (Janvier, 2012). Concrètement, à la manière des artisans — ou des arts-disants — il est possible de considérer le réel comme un système apprenant en créant des espaces où étudiants, professionnels et habitants tentent ensemble de penser et d’agir sur leur environnement. Dans ce cadre, penser et agir sont considérés comme les deux moments dialogiques de l’action. Et le tout est une (dé)marche de recherche collective.
Certes, il faut un peu « mouiller la chemise » pour, ici et maintenant, prendre en compte le réel. On observe aujourd’hui des formes inédites de souffrance sociale et le mal-être — cette rébellion « triste » — va jusqu’au projet mortifère, mais il dit aussi le refus et l’envie de trouver du sens au vivre ensemble : le besoin d’innover. Et innover, c’est dessiner des possibles…, mais pas des ailleurs. Alors, c’est tout de suite et maintenant qu’il convient que les organismes de formation créent des espaces pédagogiques, des espaces tiers, « ni dedans, ni dehors », mais « et dedans et dehors », des espaces où le désespoir individuel peut se transformer en une colère positive et un espoir partagé. C’est ainsi qu’à partir de 2006, j’ai mis en place le « module Développement social local » — et je tiens ici au local — en sessions réparties sur un an. Noyau de contraintes oblige : pour les deux promotions concernées (Éducateurs spécialisés [ES] et Éducateurs techniques spécialisés [ÉTS]), j’ai dû prendre en compte, et progressivement réussi à négocier avec des collègues, que des temps pédagogiques (environ 70 h répartis sur l’année) soient dédiés à la co-organisation d’actions et/ou d’événements, à partir de besoins ou d’envies identifiés par des habitants et/ou les professionnels qui les accompagnent. Nous avons pour cela donné un contenu à des intitulés plus que flous du référentiel : partenariat, réseaux, développement social, projet. Puis il a fallu trouver un statut aux étudiants quand ils étaient sur le terrain, hors les murs de l’IRTS. Ils n’étaient en effet dans aucun des cadres définis par les textes : stages pratiques ou formation théorique.
Et pourtant, au fil du temps — parce que nous avons créé les conditions pour que ce soit possible —, force est de constater que cela s’est inscrit dans les murs de l’appareil de formation : quand des migrants sont venus plusieurs fois inviter formateurs et étudiants à déguster un plat afghan au sein de l’institut de formation, quand des habitants et des étudiants ont pu créer un jardin partagé, aujourd’hui cultivé en agro écologie, quand des collègues et des étudiants ont pris, au fil du temps, l’habitude d’acheter des légumes au marché solidaire qui se tient au sein même de l’IRTS, ou encore quand des générations d’étudiants ont pu expérimenter l’extraordinaire enrichissement du « donner, recevoir et rendre » (Mauss, 2007) comme fondement du « faire société »…
L’une des initiatives les plus récentes a eu lieu en mai 2018 : le « Hameau des Possibles », un événement fédérateur qui regroupe et met en lumière des initiatives diverses, complémentaires et solidaires… Les « Hameaux des Possibles » sont déjà bien repérés sur l’agglomération et résultent d’une envie d’habitants engagés dans une recherche-action que j’aie coordonné à partir de 2009 : « Pour une nouvelle gouvernance de l’urgence et de l’entraide alimentaire ». C’était le quatrième grand « Hameau » et, comme les précédents, le résultat d’un travail de co-construction avec des associations, des établissements et des personnes qui ont en commun de considérer les différences comme une richesse commune qu’il convient de partager. Les premiers avaient eu lieu dans l’espace public en centre-ville ou dans les locaux de structures partenaires. Celui-ci s’est déroulé dans l’IRTS. La première idée justifiant ce choix était de permettre à l’ensemble des salariés et des étudiants d’expérimenter de façon sensible combien ces temps de partage étaient riches et féconds. La deuxième était de tendre à ce que cela devienne un projet collectif de l’ensemble de l’institution. Toujours avec les étudiants concernés, nous avons ainsi négocié très en amont le choix des espaces dédiés à l’événement , vu et revu les différentes hypothèses, négocié la possibilité d’installer une ruche dans le jardin — une proposition émanant de jeunes d’un Institut médico éducatif (IME) —, travaillé avec les personnes chargées de l’entretien pour faire en sorte que ce projet ne leur rajoute pas du travail, organisé des repas partagés pour régler les différents aspects...
Nous avons aussi accueilli des partenaires qui proposaient des collaborations sur différents objets, des personnes adhérentes à un Groupement d’entraide mutuelle (GEM) qui voulaient habiller les arbres en tricotant, des jeunes en mesure de réparation pénale proposant de fabriquer une pergola pour le jardin, etc.
Le groupe d’étudiants plus particulièrement chargé de l’organisation, a choisi après coup de faire le bilan de l’expérience au travers d’un petit conte qu’il a lu devant l’ensemble de la promo :« Forts de leurs valeurs universelles, les possibliens imaginèrent les mondes des possibles à travers le jardin, l’expression, le bien-être, le sport, la cuisine, la musique, l’économie solidaire. Durant trois mois, les extraordinaires apprentis passèrent des coups de fil, se réunirent, continuèrent à réfléchir, à penser, à se réguler, bref, à inventer cette sacrée journée (…). Face à l’immensité, chacun prit ses responsabilités. L’un s’occupa du bien-être, l’autre de la cuisine, l’autre s’occupait des tâches de l’un, et l’un s’occupait des tâches de l’autre. (…) Ils se sont divisés pour mieux régner, en petits groupes ils se sont activés. Ils se sont divisés pour mieux se rassembler. (…) Le lendemain, nous n’étions pas très frais : nettoyer, balayer, astiquer, carreaux laver. Il a fallu chercher Gogo Gadget Gérard pour réparer la rampe pliée ; tous seuls, on aurait été bien désemparés. »
Puis un étudiant continue en lisant un mail qu’une des partenaires vient d’envoyer :« Je suis d’avis que toute personne qui choisit d’accompagner un public, qu’il soit enseignant, animateur, éducateur, médiateur santé, culturel, etc., a la responsabilité d’organiser et de soutenir le vivre ensemble et la citoyenneté dans son action. Il est un lien fort et essentiel entre ce public et le territoire. Je vous remercie pour l’organisation de cette journée. Cette manifestation, au sein de l’IRTS, porte en moi le rappel de ce principe qui me tient aux tripes (et ce n’est que mon avis) et qui s’oublie au fur et à mesure de la réorganisation de nos métiers, absorbés par des logiques d’efficience, de mutualisation, de fusion et patati et patata. Vous souhaitant une belle journée. »
À l’instar de Patrick Viveret (2014, p. 25), je dirais que « Loin que la joie de vivre, le plaisir, l’art de vivre à la bonne heure soit un luxe qui nous éloigne de l’urgence sociale, c’est au contraire la ressource qui nous permet d’y répondre en sortant des logiques de peur, d’impuissance, de désespoir que sécrètent l’isolement et la panique ».
Le temps d’un formateur institué/instituant ressemble un peu à celui d’un paysan : il laboure, il sème, il prend soin, il récolte et cela vit le temps d’une saison, l’année d’après il faut recommencer…Mais, progressivement, une sorte de toile — un terreau — se forme, qui permet la prise de conscience partagée que c’est possible, en dehors comme au-dedans des murs de l’appareil de formation, comme une mémoire collective. Cette mémoire est au reste largement partagée, puisque la moindre action est réellement co-construite, non seulement par les étudiants, les « personnes concernées » et quelques professionnels, mais aussi par des représentants des collectivités territoriales auxquels nous avons pris l’habitude de soumettre nos projets dès que l’idée se forme, par des élus, des « cultureux » qui nous prêtent leurs voix et leurs instruments, des passants qui… passent et s’arrêtent un instant pour respirer de cet air-là quand nous nous installons dans l’espace public.
Nous faisons acte de « culture dans tous ses états ». Nous écrivons un Récit qui s'oppose à l'Ubris de « l'homme augmenté » , sans passé, et rationalisant son présent à l'aulne des algorithmes. Nous savons que le rapport marchand qui voudrait structurer les relations entre les hommes est délétère. Il met tous et chacun en concurrence avec tous les autres et, ce, à tous les niveaux de la société. C’est un maître « acéphale », corrosif et qui sait utiliser à ses fins ce qui semble s’opposer à lui, le populisme par exemple. Mais nous prenons aussi à bras le corps les côtés extrêmement pervers d’une relation inégalitaire entre ceux qui détiendraient le pouvoir d’apporter des solutions prêtes à porter — au demeurant très largement fantasmées aujourd’hui — en échange de la reconnaissance éperdue de ceux qui n’auraient rien et donc ne seraient rien, ceux qui, en particulier, n’auraient ni la capacité de penser, ni celle d’agir.
Et si, à la manière d'une recherche-action, nous observions méticuleusement toutes les petites formes de résistance que nous mettons en place les uns et les autres, pour nous arracher à cette boue, à cette gangue qui, nous empêchant de penser, nous empêche de com-prendre ?
« L’infra-politique est (…) essentiellement une forme stratégique que la résistance des sujets doit prendre lorsqu’elle est soumise à un trop grand danger. (…) Les impératifs stratégiques de l’infra-politique ne la rendent pas seulement différente en degré des politiques publiques des démocraties modernes : ils imposent une logique totalement différente de l’action politique. Aucune revendication publique n’est faite, aucune ligne symbolique n’est tracée. Toute action politique prend des formes conçues pour masquer ses intentions ou pour les dissimuler derrière un sens apparent. Pratiquement, personne n’agit en son nom pour des raisons voulues : cela irait à l’encontre du but recherché. C’est précisément parce qu’une telle action politique est scrupuleusement conçue pour être anonyme ou pour nier son but, que l’infra-politique appelle davantage qu’une interprétation réductrice. Les choses ne sont pas exactement ce qu’elles semblent être ».(Scott, 2013)
Ceci me fait repenser à une anecdote. Il avait été demandé à Gérard Cartier (2016), un « gars de la rue », d'écrire un témoignage pour une revue du travail social. En pleine écriture, il rejoint les poissons de la rivière qui traverse la ville. Trois jours avant, nous nous croisons : je suis à la terrasse d’un petit café sur une place qu’il traverse pour aller dans le logement qu’il vient d’avoir. Il s’assoit et nous parlons de tout et de rien devant le petit blanc qu’il vient de commander. Un moment, je sens que ses pensées « freinent » comme pour marquer un stop parce qu’il y a quelque chose de précieux à ne pas abîmer. Prudemment, il raconte : « Hier, j’ai fait les poubelles et tu ne le croiras pas, Madame Marie Thérèse, j’ai trouvé un trésor ». Il lève alors son regard — incroyablement clair : « C’était l’œuvre complète de Balzac ».
Oui, les choses ne sont pas vraiment ce qu'elles semblent être !
Notes :
(1) Voir ce qui a été appelé la « loi travail » ou loi El Khomeri du nom de sa ministre, autrement dit la loi 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels. Elle sera suivie de la « loi travail 2 » sous l’égide de la ministre Muriel Pénicaud et se fera par ordonnances publiées au journal officiel le 22 septembre 2017.
Bibliographie :
Buzyn, Agnès, Investir dans les solidarités pour l’émancipation de tous, Délégation interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes, dossier de presse, 13 septembre 2018. En ligne : https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/dp_annonce_strategie_v26_pages.pdf (consulté le 22 avril 2019).
Cartier, G. (2016). Un squatteur à Caen , Sociographe, 53, 73-84.
Gori, R., Cassin, B., et Laval, C. (dir.) (2009), L’appel des appels. Pour une insurrection des consciences, Paris, Fayard.
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Gori, R. (2017), Manifeste des oeuvriers, Arles, Actes Sud.
Janvier, R. (2012) La désinstitutionnalisation, danger ou opportunité. En ligne :https://www.rolandjanvier.org/pedagogie-education/507-desinstitutionnalisation-danger-ou-opportunite-03-05-2012/?hilite=%27désinstitutionnalisation%27(consulté le 22 avril 2019).
Mauss, M. (2007) Essai sur le don, Paris, PU.
Rabhi, P. (2010) Vers une sobriété heureuse, Arles, Actes Sud.
Reich, W. (2006) Analyse caractérielle, Paris, Payot.
Savigny M.-T.(2015) Le Hameau des Possibles, pour une socio anthropologie du pouvoir de penser et d’agir,thèse de doctorat sous la direction de Michelle Dobré, Université de Caen.
Viveret, P. (2014), Les tâches d’un mouvement convivialiste, Revue du Mauss, 43, 230.
Scott (James C.) (2013, Zomia. Ou l'art de ne pas être gouverné, Seuil, Paris